Aux amis du Muséum
et de la Découverte
Buffon
Au lycée les choses furent moins faciles pour
moi. Très faible en math (et plus tard en grec), je n'étais
que moyen en latin et en français. Chaque année mon passage
dans la classe supérieure n'était assuré qu'après
examen. Je n'avais la moyenne qu'en histoire et géo et en sciences
nat et sur la suggestion d'un professeur, j'adhérai (comme membre
Junior) à la S.A.M.N.H.N.J.P. (Société des Amis du
Muséum National d'Histoire Naturelle et du Jardin des Plantes).
A la fin de la seconde, mon professeur principal suggéra à
mes parents de me faire redoubler, malgré un succès –
acquis de justesse – à l'examen de passage. Mais ceux-ci,
indignés, refusèrent. En première j'étais
en effet régulièrement classé dans les dix derniers
et je n'eus la moyenne qu'une fois, en mathématique, mais ce fut
le jour du bac! Il me manquait encore quelques points pour être
admis à l'oral, mais je fus repêché. L'oral se passa
relativement bien. En géographie je fus interrogé sur le
relief de l'Indochine et, fort heureusement, je n'ignorais rien de la
cordillère annamitique et du plateau tonkinois. Mais surtout mon
interrogateur aperçut une jeune femme qui l'attendait dans le couloir.
Il m'expédia rapidement en m'accordant une très bonne note.
J'avais le bac!
Montée des périls
L'instituteur qui me guida dans mes deux dernières
années à la Communale était un militant socialiste
et un pacifiste. Chaque jour, sur nos cahiers de classe, nous devions
recopier cette phrase qu'il avait calligraphiée au tableau :
La guerre est un crime. Celui qui tue
son semblable est un assassin.
Plus tard, à Buffon, un de mes professeurs d'Histoire,
élève de Mathiez, réfutait les thèses droitières
de Malet et Isaac et défendait Robespierre. Dans ma classe, le
petit-fils du fameux sociologues Lévy-Bruhl était fréquemment
agressé par de jeunes "Croix-de-feu".
Mon père, qui lisait L'Œuvre (un journal de gauche, prenant
parti pour le Front Populaire et, plus tard, contre les accords de Munich),
avait traversé la place de la Concorde, le 6 février, et
je n'ai pas oublié la grève générale du 11,
unanimement suivie, à Buffon, par nos professeurs. Le Front Populaire
naissait et, au lycée, la mode était aux épingles
munies d'une perle de couleur : rouge pour les partisans du Front, bleu
pour les admirateurs du Colonel de la Roque, blanc pour les royalistes
(il y en avait un dans ma classe, descendant lointain de l'amiral Bourdet-Pléville,
battu par les Anglais sous Louis XV). Je portais la rouge.
Aux élections de 1936, mon père, qui admirait Herriot et
Daladier, vota au premier tour pour le candidat radical-socialiste qui
se désista, au second, pour le communiste. Mon père, républicain
discipliné vota donc pour Charles Michels qui fut élu député
du XVème (il fut l'un des otages fusillés à Chateaubriand).
Antifasciste convaincu – mais pas militant – mon père
était scandalisé par la campagne de haine qui aboutit au
suicide de Roger Salengro mais, malgré la non-intervention en Espagne,
demeura longtemps fidèle à Daladier. Nous étions
une famille de gauche (ma mère avec modération).
Red Star
Mon père avait été un sportif complet
: boxeur, footballeur, cycliste (et fervent admirateur de Georges Speicher),
il avait traversé Paris à la nage, au mois de décembre.
Il était devenu un ardent supporter du Red Star Olympique, le club
de Saint-Ouen où évoluaient des vedettes telles que le gardien
de but Thépot, l'ailier droit Aston, l'avant-centre Simonyi, etc..
Tous les quinze jours, nous allions les applaudir au stade de Saint-Ouen,
et bien souvent retrouvions ma mère chez sa sœur Mady, rue
Lamarck. Parfois le repas de famille avait lieu chez la cadette, Berthe
ou chez mes parents. Nous étions toujours sept car mes oncles et
tantes étaient sans enfant. Je n'étais donc pas seulement
fils unique, mais aussi neveu unique ce qui n'arrangea rien! Nous rencontrions
souvent les Ferry qui avait eu un second fils, Michel, dont j'étais
le parrain et pour qui j'inventais des histoires au cours de nos promenades
au Parc Monceau.
Mes parents avaient décidé
de me faire apprendre le piano et j'eus droit, dès 1930, à
un cours de solfège, puis, pendant huit ans à des leçons
hebdomadaires que me donnait Paul de Saunières, compositeur
et ancien chef d'orchestre des Concerts du Conservatoire. Il était
charmant mais ces leçons m'ennuyaient profondément.
Les leçons cessèrent lorsque j'atteignis la première. |
|
Petits eurêkas
Avec mon Père en Vendée |
Ma constitution était un peu frêle
: disons-le, j'étais malingre; et avant même l'institution
en France des congés payés (que les Danois accordaient
déjà à leurs employés) nous allions en
vacance chaque été (du 15 juillet à fin août)
en Bretagne, puis en Vendée : Bénodet, Beg-Meil, Perros-Guirec,
Plougastel et finalement Saint-Jean de Monts (vierge de béton
à l'époque) où nous devîmes amis avec d'autres
parisiens, les Ingueneaud. Le mois de septembre, ma mère et
moi allions à Tessé-la-Madeleine, près de Bagnoles
où ma mère suivait une cure pour ses jambes. |
Au début des années trente,
c'est à Veneux-les-Sablons, près de Fontainebleau que se
passèrent nos vacances de Pâques. Ce séjour fut important.
Un vieux monsieur s'était prix d'amitié pour moi et me fit
lire L'évolution des espèces. Il y avait aussi un phono
dans cette petite pension de famille et je découvris alors Mireille
et Jean Nohain, Pills et Tabet, ainsi que Jean Sablon .
A Paris mes parents m'emmenaient au cinéma, avenue de la Motte-Piquet
et j'allais avec ma mère voir les actualités et les documentaires
au Cinéac Montparnasse. J'assistai ainsi au numéro de duettistes
de Charles (Trenet) et Johnny (Hess) qui chantaient Sur le Yang-Tsé-Kiang.
Nous allions au Trocadéro, pour les représentations des
Cloches de Corneville, de Valses de Vienne… et de Nina Rosa. A l'ABC
j'écoutai Jean Tranchant qui chantait Ici l'on pêche, Les
prénoms effacés, etc. .
Mon père économisait beaucoup pendant ses
voyages car il recevait un forfait très généreux
mais se logeait dans des hôtels des plus modestes. Il put ainsi
faire l'acquisition d'une petite 201 (et juste avant la guerre, d'une
"traction avant"). Nous pûmes ainsi rendre visite à
nos cousins suisses, les Veuthey, à Saint-Maurice et à Sion,
après avoir retrouvé Thonon-les-bains.
Je n'aimais pas les voyages en voiture et assis à côté
de mon père je dévorai des romans policiers : Maurice Leblanc,
Gaston Leroux, et les merveilleux "classique énigme"
de la collection L'empreinte. A ses retours de voyage mon père
m'offrait des livres de Victor Hugo dans la Collection Nelson. Son chef,
Mr Johansen, m'offrit, après mon succès au baccalauréat,
les Œuvres poétiques de Verlaine, dans la Pléiade.
Il y avait eu, bien sûr, l'Exposition Universelle de 1937. Le Trocadéro
avait été remplacé par le Palais de Chaillot et je
découvris, au Palais de la Découverte, les films de Jean
Painlevé, les décimales de pi, et surtout les représentations
tridimensionnelles de la Table de Mendeleiev.
Le club du fémur
Mais il y avait eu la guerre d'Espagne, l'invasion
de l'Ethiopie, Munich. En septembre 1939, mes parents estimèrent
que Paris pouvait être bombardé et qu'il serait plus prudent
de m'installer en Normandie où nous serions évidemment en
sécurité, ma mère et moi. Des amis de vacance, rencontrés
à Saint-Jean de Monts nous mirent en rapport avec un certain Prost,
secrétaire du Procureur de la République d'Alençon,
un ancien adjudant de la Coloniale, totalement imbibé d'alcool
et de calva, nous hébergea et je m'inscrivis au Lycée, en
classe de philo (car j'avais décidé de devenir professeur
d'histoire naturelle).
Mais je me trompai de salle : je me retrouvai en math.elem. avec des élèves
sympathiques (certaines étaient même fort séduisantes).
Je décidai donc d'y rester et j'obtins assez vite des résultats
honorables en math ce qui confirma mes parents dans la conviction que
j'entrerais sans problème à Polytechnique (je ne demandais
qu'à les croire). Je m'inscrivis à la Bibliothèque
Municipale et découvris Henri Poincaré (La Science et
l'hypothèse) et surtout L'évolution des idées
en physique d'Albert Einstein et Léopold Infeld, ainsi que
Le rire, de Bergson.
Il y avait de nombreux "réfugiés" parisiens au
lycée d'Alençon. Nous formions un groupe un peu à
part, une sorte de club que nous avions baptisé "Club du fémur".
Car les autorités locales, dans leur sagesse, avaient jugé
bon d'ouvrir des tranchées sur une grande place de la ville. On
découvrit ainsi une sorte de fosse commune (des vestiges de la
Révolution, peut-être) ou nous allions cueillir carpes, métacarpes
et phalanges dont nous ornions nos boutonnières .
Des surprise-parties furent organisées
par les mieux logés où l'on dansait sur des airs de
Tommy Dorsey, d'Artie Shaw et du Hot Club de France. Ne sachant pas
danser, incapable de fumer jusqu'au bout une cigarette, terrorisé
par les jeunes filles (j'étais d'ailleurs le benjamin du groupe),
il me fallait absolument trouver quelque chose.
Je me remis alors au piano, assimilant peu à peu les rythmes
du jazz, accompagnant les succès de l'époque, ceux des
Andrews Sisters, des Lecuona Cuban Boys et de Louis Armstrong, envisageant
même de composer des chansons : j'avais des amis. |
|
|