Littératures / Critique et analyses |
Italo Calvino ou le guerrier appliqué
Elu "correspondant étranger" de l’OuLiPo
le 14 février 1973, Italo Calvino qui vivait à Paris depuis 1967, devint
membre de plein exercice alors qu’il s’était installé à Rome, en 1980.
La critique italienne lui tint assez longtemps rigueur de cette appartenance
et préférait ignorer les fruits oulipiens de son exil [1] . Lui-même a évoqué ce long séjour
dans Eremita a Parigi, un texte où deux métaphores particulièrement
significatives sont utilisées :
- celle du réseau des villes, réelles ou imaginaires,
visibles ou invisibles, On retrouve ces métaphoresdans La foresta-radice-labirinto dont le titre même apporte sur la pensée calvinienne un éclairage qui en souligne la parenté avec l’OuLiPo. C’est le 8 novembre 1972, chez François Le Lionnais, cofondateur et président de l’OuLiPo, que je rencontrai Italo pour la première fois. Il était notre "invité d’honneur", sur la proposition de Raymond Queneau dont il venait de traduire Les fleurs bleues (cette invitation étant le prélude obligé à l’élection). Je ne savais pas alors qu’il avait étudié aux Facultés d’Agriculture de l’Université de Turin, en 1941-42, puis de Florence, en 1943-4, avant de rejoindre les partisans de la division Garibaldi dans la Riviera ligurienne puis de s’orienter définitivement vers la littérature, mais la variété de ses intérêts et la rigueur de son jugement m’enthousiasmèrent aussitôt. Il était clair pour moi, en effet, que la littérature – et, au-delà de la littérature, la connaissance – demeurerait pour lui un combat et c’est ce qui a inspiré mon choix, pour cet essai, d’un titre emprunté à Jean Paulhan. Ce combat sera celui de la rigueur, littéraire, scientifique et morale. Poulain de Cesare Pavese et d’Elio Vittorini, il fut l’ami et l’admirateur de Primo Levi et de Leonardo Sinisgalli, mais aussi de Raymond Queneau, de Jacques Roubaud, de Claude Berge, de Georges Perec... et de Vladimir Nabokov (malgré l’hostilité marquée par ce dernier à Joseph Conrad – sujet de la thèse de fin d’études littéraires d’Italo). Dès 1947 Il sentiero dei nidi di ragno
évoque la complexité des chemins de traverse qui conduisent des faubourgs
aux sous-bois, à leurs arbres et leurs branches. Discerner ces niveaux
distincts mais profondément imbriqués de la réalité, en maîtriser l’articulation,
c’est le travail même de la connaissance. Il y a là, pour un artiste
qui n’acceptait pas de frontières au sein de la culture, une source
d’inspiration qui ne se démentira pas [2] .
Dans La foresta-radice-labirinto la forêt a été le théâtre d’une totale permutation des racines et des branches. Or l’auteur féru de linguistique qu’était Calvino n’ignorait pas que les arbres syntaxiques se représentent graphiquement à l’envers, comme dans le conte. Il s’intéressait d’ailleurs aussi aux diverses tentatives de représentation "structurales" de la sémantique, en particulier aux "carrés de Greimas" qu’il utilisa, non sans ironie, comme système de contraintes, dans l’élaboration de Se una notte d’inverno un viaggiatore. Ces représentations débouchent naturellement vers les formes géométriques simples mais parfois emboîtées qui forment le squelette invisible de bien des textes. On notera, en particulier, le schéma caché [3] dans Le città invisibile (1972) qui est un losange oblique [5´11] : 1 et que l’on rapprochera du demi losange [6´12] de Se una notte d’inverno… dévoilé dans [4] , ainsi que de la triade "autosimilaire" de Palomar (1983), de dimension [3´3´3], qui commande l’organisation prosodique comme les contenus sémantique et rhétorique de ce troublant essai. L’enchevêtrement des chemins, des destins croisés, les articulations innombrables d’architectures imaginaires suggère avec force l’image du labyrinthe, version géométrique du combinatoire. Mais on peut acquérir la maîtrise de ce combinatoire, par la construction de filtres anti-combinatoires, ceux qu’offrent l’explicitation des structures, l’énoncé des règles, la spécification des contraintes. Cela implique, bien sûr, le renoncement à une certaine spontanéité, le recours à des formalisations, à des calculs, y compris de simples calculs d’arithmétique et de géométrie, et peut-être par la mise en œuvre d’outils plus sophistiqués comme ceux que nous proposent les nouvelles technologies. Calvino suivit les séminaires de Barthes et de Greimas mais il me demanda aussi de lui faire visiter le Centre d’Etudes nucléaires de Saclay et le département de Mathématique d’Orsay (Université de Paris XI). Pour l’artiste comme pour l’homme de science, le monde ne se présente pas comme une prolifération indéchiffrable, car la complexité des chemins n’est jamais celle d’un chaos, mais plutôt, en effet, d’un labyrinthe dont il nous faut en effet relever le défi [5] , défi à relever par l’écrivain comme par le savant. L’un comme l’autre construit, pour cela, un canevas, un réseau de coordonnées qui organise son travail et en assure la cohérence : une rationalité se développe ainsi qui s’exprime par exemple dans les règles du sonnets ou les équations de Maxwell. Et Calvino précise :
Ce choix du défi au labyrinthe comme une aventure de la connaissance est l’un de ceux qui ont rapproché Calvino de Queneau et qui ont déterminé son orientation. Aussi la postface écrite par Calvino pour accompagner la traduction en italien de la Petite cosmogonie portative constitue-t-elle une bonne illustration du travail à effectuer pour qui veut relever le défi. Ce travail, intitulé Piccola guida alla Piccola cosmogonia [6] , rédigé entre 1978 et 1981 donne aussi des clés pour une bonne partie de l'œuvre calvinienne (en particulier Cosmicomiche et T con zero). Contrairement à Queneau, Calvino ne juge pas toujours nécessaire de faire disparaître définitivement l’échafaudage, après l’achèvement de l’édifice : le travail du scientifique n’est-il pas de découvrir – de rendre visibles – des structures cachées ? Il est donc naturel pour l’écrivain d’aller plus loin à la rencontre de ces échafaudages invisibles de rechercher dans les formes et activités de la nature, telle qu’elle apparaît aux yeux du savant, l’argument d’une littérature qui est aussi l’épanouissement d’une découverte :
Dès 1967, dans Cibernetica e fantasmi, une conférence qui portait le sous-titre très significatif Appunti sulla narrativa come processo combinatorio, Calvino décrivait le chemin qui devait le mener d’un intérêt ancien pour la technique narrative des contes, via Propp, Lévy-Strauss, Barthes et Greimas, à la maîtrise des techniques oulipiennes - et même à une anticipation des travaux de l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs) fondé en 1981 par Jacques Roubaud et moi-même. Et c’est donc toujours à la rigueur qu’il convient de veiller, en utilisant l’informatique, au lieu de laisser la machine nous égayer ( mais aussi nous égarer) avec d’oiseux "cadavres exquis" post-surréalistes. Répondant à l’avance à de possibles objections, il déclare d’ailleurs :
Cela conduisit Calvino à une intéressante tentative, pour composer une nouvelle dont l’intrigue serait fondée sur l’explicitation d’une démarche anti-combinatoire. Une première version parut sous le titre L’incendio della casa abominevole dans l’édition italienne de Playboy, puis devint le projet d’un roman, L’ordre dans le crime (L’ordino del delitto) [9] . En voici le principe :
Après des discussions avec William Skyvington et Jacques Roubaud, Calvino – qui connaissait mon intérêt pour la "linguistique computationnelle" – me demanda d’écrire un programme d’édition et de filtrage. Ce sont les résultats de ce travail qui furent exposés par lui à l’occasion de la journée Ecrivains, ordinateurs, algorithmes, organisée par l’Atelier de Recherches Avancées du Centre National d’Art et de Culture Georges Pompidou, le 15 juin 1977, un texte qu’il reprit pour sa contribution à l’Atlas de Littérature potentielle sous le titre Prose et anticombinatoire dans la quatrième partie : Oulipo et Informatique [10] . Il s’agissait évidemment là d’un exercice intéressant mais difficile (et d’ailleurs inachevé) de sémantique expérimentale et de création littéraire "interactive". Et Calvino concluait (p. 331) :
Ce souci du détail – et de la rigueur dans le détail – qu’il manifestait ainsi, c’est celui-là même qu’il célébrait dans la troisième de ses Lezioni americane (celle qui est intitulée Esatteza). C’est lui, également, qui se manifeste dans l’insertion de textes scientifiques évoquant des progrès récents de la science dans Cosmicomiche (1965), où se manifeste à coup sûr l’influence de Queneau et de la Petite cosmogonie portative. Calvino ne rédigea, on le sait, que les cinq premières Lezioni. On aimerait vraiment savoir ce qu’il comptait présenter dans la sixième (le titre annoncé était Consistency, qu’il faudrait sans doute traduire en italien par Coerenza). La cohérence n’est-elle pas, en effet, l’ardente obligation commune à l’homme de science et à l’artiste ? A l’occasion d’une réédition des Lezioni, Esther Calvino a précisé qu’il projetait aussi une septième lezione et même une huitième qu’il voulait intituler – titre aux troublants échos épistémologiques (et autobiographiques) ! : Cominciare e finire... [1] Mario Fusco rompit ce silence dans le numéro 274 (février 1990) du magazine littéraire, consaré à Calvino, où l’on peut lire aussi Si par une nuit d’hiver un oulipien, par Marcel Benabou. Et dans la collection "I Meridiani" (Mondadori), les éditeurs ont inclus, dans le troisième volume des Romanzi e racconti, une section consacrée aux poesie e invenzioni oulipiennes (p.313), accompagnée de notes et commentaires très complets dus à Mario Barenghi (p.1239). [2] Sur mon exemplaire de la traduction française de T con zero, Italo avait écrit, le 26.6.75 : A Paul Braffort, mon complice dans la violation des frontières entre la littérature et la science. [3] Il a été décrypté par Carlo Ossola et présenté, en traduction française, par Philippe Daros dans son excellent ouvrage Italo Calvino, Hachette, 1994. On pourra consulter aussi mon article Italo Calvino et les lumières de la ville, Giallu n° 6, 1996, p.23. [4] Il en explicite la méthode de composition dans le Rousselien Comment j’ai écrit un de mes livres (Bibliothèque Oulipienne n° 20, 1983). [5] La sfida al labirinto (1944), reproduit dans Una pietra sopra. Trad. Philippe Daros, loc.cit., pp.138-140. [6] Einaudi (1982), p.145. Je peux témoigner du soin apporté par Calvino à ce travail. Au cours d’une des réunions de l’OuLiPo, il avait attiré notre attention sur six problèmes d’interprétation du texte de Queneau, les seuls qu’il n’avait pas réussis à résoudre. A l’occasion d’une visite au Département des cartes et plans de la Bibliothèque Nationale, je réussis à résoudre la quatrième énigme : Minasragra – qu’il n’avait pas retrouvé dans les atlas – est un village du Pérou où l’on trouve un gisement de fossiles contenant du vanadium, élément particulièrement abondant dans la classe des ascidies, sous-embranchement des tuniciers. [7] Cybernétique et fantasme, texte d’une conférence prononcée en 1967, réédité dans La machine littérature (Seuil, 1993). [8] On ne peut manquer de rapprocher ce texte remarquable de la nouvelle publiée (sous pseudonyme), chez Einaudi par Primo Levi en 1966 et intitulée Le versificateur. Calvino aimait beaucoup les nouvelles de Levi, qui ont été rassemblées sous le titre Histoires naturelles, suivies de Vice de forme, et publiées dans la collection Arcades par Gallimard (traduction d’André Maugé), 1994. [9] Cf. Romanzi e racconti***] p. 1242. Un compte-rendu succinct du projet a été publié dans l’Atlas de littérature potentielle, loc. cit., p.318. Ce texte forme la cinquième section (Prose et anticombinatoire), de la quatrième partie (Oulipo et informatique) de l’Atlas. [10] L’Atlas de littérature potentielle est un ouvrage collectif de l’OuLiPo, publié chez Gallimard (folio essais) en 1981 et1988.Cf. aussi ma contribution au numéro spécial d’Europe consacré à Calvino (n°815, mars 1997), intitulée : L’ordre dans le crime Une expérience cybernétique avec Italo Calvino.
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