Littératures / ALAMO

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L'ALAMO en avant "post-"

 

 

Résumé

C'est naturellement que la "Littérature combinatoire", s'est orientée vers l'informatisation. Prévue par Raymond Queneau, François Le Lionnais et les membres de l'Oulipo, programmée par Jean Baudot et Gérard Verroust, celle-ci a donné naissance à l'ALAMO. Il s'agit donc là d'un nouvel épisode des relations anciennes et complexes entre Science et Littérature, Technologie et Humanités et la leçon qu'on peut en tirer ne va pas dans le sens des approximations hâtives du postmodernisme, mais dans celui d'un enrichissement et d'un approfondissement de la créativité rationnelle.

Summary

Quite naturally, Combinatory Literature turned to Computer Aided Literature. Foreseen by Raymond Queneau, François Le Lionnais and other members of Oulipo, programmed by Jean Baudot and Gérard Verroust, it gave birth to ALAMO. This comes as a new episode in the old and complex relationships between Science and Literature, Technology and the Humanities. It is argued that these developments, far from comforting postmodernist approximate statements, open new ways to rational creativity.

 

1.      Au plus fort des HAL

 

Cet essai, se propose de présenter, sur le thème de la création artistique assistée par les nouvelles technologies, quelques problèmes d'interface dont certains sont assez anciens mais qui provoquent de récurrents accès de fièvre chez les critiques et les philosophes (hommes de lettres dont les domaines, aujourd'hui, tendent à ne plus en faire qu'un). Dans l'esprit qui est celui de cette revue je développerai particulièrement les aspects littéraires de la question, mais je serai obligé, parfois, se sortir d'un cadre strictement francophone.

C'est pourtant dans ce cadre que l'on peut voir se dessiner les premiers schémas qui évoquent une mécanisation de la création littéraire. Dans ses recherches sur les Grands rhétoriqueurs, Paul Zumthor montre que, parmi les jeux de langage que pratiquaient les poètes français de la seconde moitié du XVe siècle, le foisonnement combinatoire était déjà à l'ouvre. Il cite, à ce propos, Jean Molinet, Jean Bouchet et surtout Jean Meschinot. Celui-ci - l'aîné du groupe - a publié dans son opus magnum Les lunettes des princes un poème intitulé Litanies de la Vierge ou Oraison par huit ou seize.

            La base textuelle du système combinatoire de Meschinot est un ensemble de huit décasyllabes (chaque décasyllabe comporte un premier hémistiche de quatre syllabes et un second de six). Ces hémistiches constituent des propositions syntaxiquement indépendantes et sémantiquement analogues de telle sorte que toute permutation d'hémistiches de même longueur produit un texte acceptable. Si de plus le double système de rimes internes et externes respecte la formule a b a b b c b c adopté par Meschinot, le résultat est une Litanie "valide". Le calcul du nombre total des litanies potentielles ainsi définies n'est pas évident : Pigouchet, lors d'une réédition des Lunettes, en 1495, donne 32; La Borderie, qui réédite le texte en 1895, propose 254. Paul Zumthor lui-même, en 1973, l'estime supérieur à 365. Le calcul exact a été effectué par Jacques Roubaud en 1975 [1] . On atteint le chiffre de 36.864 (et même 3.548.944 si l'on tient compte des permutations possibles de certains mots, et non plus seulement des hémistiches). En voici un exemple obtenu à partir d'un programme informatique :

Dame Defens. Support bon en tout fait
Esjouy Ris. Plaisir mélodieux
Mame Defens. Confort seur et parfait

Rubis chieris. Désir humble joyeux
Infini pris. Souvenir gracieux
D'onneur sentier. Mère de Dieu très nette
Apuy rassis. Safir très précieux
Cueur doux et chier. Très chière pucelette

En 1973 Claude Berge, publiait Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire, [2] où il évoquait, à la suite d'Yvon Belaval, ces "plagiaires par anticipation" que furent, après Meschinot, Jules César Scaliger et ses Poetices proteos, ainsi que de nombreux poètes baroques allemands dont les plus importants furent Georg Philipp Harsdörffer (1607-1658) et surtout Quirinus Kuhlmann (1651-1689) et son 41ème baiser d'amour céleste [3] sorte de "méta-poème" capable de produire 13 ! = 6.227.020.800 poèmes distincts à partir d'un moule et d'un lexique structuré. On notera que dans sa fameuse Dissertatio combinatoria, rédigée en 1666, à l'âge de vingt ans, Leibniz se référait explicitement aux poèmes latins monosyllabiques où les permutations permettent d'engendrer des millions de textes. Signalons que plus tard le mathématicien russe Andreï Markov trouvera une fructueuse réciproque à la relation mathématique —> littérature : il s'inspirera d'une analyse statistique de l'arrangement alphabétique de l'Eugène Onéguine de Pouchkine pour identifier la famille de processus stochastiques qui porte son nom.

            Dans toutes les ouvres qui viennent d'être évoquées, la manipulation des textes ou fragments de textes est purement formelle et n'est pas accompagnée de la construction de mécanismes réels (mais ici encore Leibniz peut être évoqué, avec son projet de calculatrice. et plus encore Raymond Lulle (Ramon Llull) avec ses projets de machines logiques fonctionnant par rotation de disques superposés : en fin de compte, tout système combinatoire suggère la mise en ouvre d'un mécanisme.

            Un projet explicite de machine à composer des textes apparaît pour la première fois (mais comme une satire de la recherche académique) avec Swift et son Voyage à Laputa, troisième partie des Voyages de Gulliver. Dans le chapitre V de Laputa, Swift nous fait visiter l'Académie de Lagado, lorsque Gulliver rencontre les "savants abstraits" :

         Le premier professeur que je vis était dans une grande pièce, entouré de quarante élèves. Après les premières salutations, comme il s'aperçut que je regardais attentivement une machine qui tenait presque toute la chambre, il me dit que je serais peut-être surpris d'apprendre qu'il nourrissait en ce moment un projet consistant à perfectionner les sciences spéculatives par des opérations mécaniques.

Vient ensuite la description réjouissante de la machine qui fonctionne en fait comme un générateur aléatoire animé par les étudiants et "filtré" par le professeur.

            Le programme de Leibniz (dont la mort précède de peu la publication du Voyage à Laputa), sa recherche d'une "caractéristique universelle", était orienté - tout comme celui de Lulle - vers la mécanisation des processus déductifs y compris ceux qui sont mis en ouvre dans le discours usuel, en particulier dans l'écriture littéraire. Et c'est bien dans cette direction que s'orientèrent des esprits  comme celui d'Alfred Smee (1851), auteur d'un ouvrage intitulé : Le Processus de la Pensée adapté à la fois aux mots et au langage avec une description des machines relationnelles et différentielles, et surtout celui de W. Stanley Jevons et son projet, inspiré par Babbage, de Réalisation mécanique de l'inférence logique.

            Après la seconde guerre mondiale, calculateurs et manipulateurs mécaniques cèdent le terrain, grâce aux progrès rapides des technologies, aux calculatrices électroniques que les Français baptiseront, un peu plus tard, ordinateurs. Malgré la lenteur et les difficultés de programmation des nouvelles machines (avec leurs cartes perforées et leurs tambours magnétiques), il était naturel de tenter quelques expériences de nature littéraire. Et c'est précisément à Montréal que la première eut lieu et fit l'objet d'une publication ! J'en reproduis ici la page 5 :

 


On notera que Jean Baudot fait explicitement référence au poème combinatoire de Queneau dont la parution coïncide avec la création de l'OuLiPo et qui inspirera les premières réalisations informatiques. Mais désormais les recherches universitaires se multiplient avec Sheldon Klein en 1965, James Meehan en 1976, Masoud Yazdani en 1982, etc.. On ne compte plus les mémoires de maîtrise, les thèses et les communications à des colloques. Mais ces recherches s'orientent plutôt vers des utilisations industrielles de la manipulation des textes : systèmes d'interrogation de bases de données, outils pédagogiques, etc..  Le tableau ci-dessous présente une récapitulation de cette longue histoire (qui va s'accélérant).

 

Raymond Lulle (1235-1315)
L'Art général ultime
1308
Jean Meschinot (1415-1491)
Lunettes des princes
1460
Scaliger (1484-1558)
Poetices proteos
 
Gottfried Leibniz (1646-1716)
De Arte Combinatoria
1666
Quirinus Kuhlmann (1651-1689)
Baisers d'amour célestes
1671
Jonathan Swift (1667-1745)
Le voyage à Laputa
1726
Andreï A. Markov (1856-1922)
Analyse d'Eugène Onéguine
 
Charles Babbage (1792-1871)
La machine analytique
 
W.-Stanley Jevons (1835-1882)
La machine logique
1870
Raymond Queneau (1903-1976)
Cent mille milliards de poèmes
1960
Jean Baudot
La machine à écrire
1964
Italo Calvino (1923-1985)
Cybernétique et fantasmes
1967

Création de l'OuLiPo
1960
Présentation de textes produits par ordinateur au Centre Pompidou
1975
Création de l'ALAMO
1981
Colloque de Cerisy
1985
RIALT
1988
Création du groupe LAIRE
1989
Colloque de Jussieu
1993
RIALT 98
1998

 

C'est à l'occasion d'un "atelier d'écriture" qui était organisé à Villeneuve-lez-Avignon par l'OuLiPo que naquit, d'une conversation entre Paul Braffort et Jacques Roubaud, le projet d'un "Atelier de Littérature assistée par les ordinateurs" (les mathématique - avouons-le - furent introduites pour la beauté de l'acronyme !) [4] . Dès 1985, un colloque fut organisé à Cerisy qui manifestait l'intérêt grandissant pour ce type d'activités [5] . On remarquera, parmi les interventions, celle de Simone Balazard : Le jardin des drames (p. 109), inspirée par les schémas combinatoires de Georges Polti (Les XXXVI situations dramatiques [6] ) et Etienne Souriau (Les deux cent mille situations dramatiques [7] ). Dans le même esprit Léon Bopp, dans son Esquisse d'un traité du roman [8] , développait une analyse thématique des textes littéraires, analyse qui soulignait l'importance de ces "opérateurs stylistiques" que sont les figures de rhétorique. Le schéma proposé par Simone Balazard fut expérimenté grâce à un programme informatique intitulé Scénario qui fut l'un des premiers Littéraciels conçus par l'ALAMO.

Plus récemment, en avril 1994, Alain Vuillemin (de l'Université d'Artois) et Michel Lenoble (de l'Université de Montréal) animaient à Paris un second colloque où de nouvelles réalisations furent présentées et de nouvelles analyses proposées [9] . On note en particulier la prise en considération des possibilités offertes par l'apparition des structures d'hypertextes. La suite autobiographique de Jacques Roubaud : Le grand incendie de Londres en donne un exemple remarquable. En même temps la remarque bien connue de Claude Lévy-Strauss, (la preuve de l'analyse est dans la synthèse) trouve ici plusieurs illustration dans les communications de David Porush et Bernard Gicquel. La filiation française : OuLiPo/ALAMO trouve son équivalent italien avec la fondation de TEAnO, issu de l'Oplepo.

Au début des années 80, l'exploitation de communications entre ordinateurs au moyen des possibilités du réseau téléphonique devint populaire dans les milieux universitaires américains, grâce à l'ouverture du réseau ARPA (puis du réseau BITNET offert par IBM). En France, le système TRANSPAC était mis en place par l'administration des télécommunications. S'inspirant de l'expérience conduite par l'équipe d'Invisible Seattle (Robert Wittig, Sidney Lévy, Michel Pierssens et d'autres), l'ALAMO profitait de la tenue à Toulouse, en 1988, de la manifestation bisannuelle FAUST (Forum des arts de l'univers scientifique et technique) pour lancer le projet RIALT (Réseau interactif d'activités littéraires télématiques). Ce réseau mettait en communication un certain nombre de sites situés en Europe et en Amérique (dont celui de l'UQAM) qui créaient et échangeaient des textes créés soit par ordinateur soit "à la main."

            Les choses s'accélérèrent - et les réalisations gagnèrent en qualité - avec l'apparition d'Internet et les facilités du Web. Aussi lorsque naquit - assez spontanément - l'idée de "journées françaises de l'Internet" (20-21 mars 1998), l'ALAMO fut invité par le ministère français de la Culture à apporter sa contribution, ce qui donna RIALT 98. Cette fois le réseau utilisait les possibilités de la couleur et du son, mettent à nouveau en communication des sites situés aux quatre points du globe (Japon, Brésil. et, à Montréal, Régine Robin-Maire !). D'ailleurs plusieurs de ces sites sont eux-mêmes les nouds d'autres réseaux. C'est ainsi que le site Telepoetics, de Chicago, est relié à Cambridge, à Hambourg, etc. [10] .

 

2.      La réciproque

Six siècles et demi séparent le projet de Lulle du schéma combinatoire de Queneau, deux siècles et demi la machine imaginaire de Swift des présentations oulipiennes au Centre Georges Pompidou. Mais les rapports de la littérature et des techniques de mécanisation ont fonctionné dans les deux sens. A vrai dire le titre du Colloque de Cerisy évoqué ci-dessus : L'imagination informatique de la Littérature s'appliquerait parfaitement aux nombreuses ouvres de fiction dans lesquelles l'ordinateur est le héros - ou tout au moins un personnage important. J'évoquerai ici quelques exemples qui me semblent significatifs.

Les premiers exemples sont italiens et c'est bien naturel tant l'engagement de la culture italienne dans le combat pour l'unité de la culture est ancien. J'ai d'ailleurs eu l'occasion, dans un ouvrage récent [11] , d'analyser ce que j'ai appelé les Lumières italiennes où l'héritage de Léonard - et de Pic de la Mirandole - demeure présent. C'est en 1905 que Mario Morasso déclare :

J'ai la conviction inébranlable que la machine sera le modeleur principal de la conscience future, l'éducateur le plus profond et le plus efficace de la société humaine.

            Après la polémique entre Benedetto Croce et Luigi Pirandello sur les rapports entre l'Art et la Science, ce sont les créateurs qui entrent en scène grâce à des auteurs comme Carlo Emilio Gadda et Leonardo Sinisgalli qui possèdent une double formation (et une double vocation) scientifique et littéraire. Dans Horror vacui [12] d'ailleurs, Sinisgalli - qui fut un des élèves les plus doués d'Enrico Fermi, mais se tourna vers la poésie et la peinture, puis créa et la  revue Civiltà delle macchine -  proposait, dès 1943, une chaîne de trente propositions construites comme un jeu de substitutions lexicales dans un moule syntaxique donné (ici un banal traité de chimie), anticipant ainsi Raymond Queneau [13] et l'auteur de ces lignes [14] . Un peu plus tôt, dans le même recueil (loc.cit., p.25), Sinisgalli, évoquant Mallarmé, observe :

Je me suis convaincu, à force de les regarder [les machines] qu'il est inutile de chercher dans leur structure des rythmes définis, comme une prosodie, une métrique. Les règles qui les déterminent sont des règles peu visibles comme sont les lois de la prose.  Nous avons s'animer les machines à notre image, comme si elles étaient faites à notre ressemblance, et nous en avons conclu que cette animation n'avait que très peu à voir avec la hiérarchie des choses inanimées. Mais pensez un peu au fait que n'importe quel stimulus accidentel, dans une machine, peut provoquer des désastres : celles-ci ne jouissent pas de l'insensibilité de l'azur et des pierres, pas plus qu'elles n'ont la frénésie d'une chatte.

Plus tard, dans Archimede (i tuoi lumi, i tuoi lemmi !) [15] , il s'écrie : Che scherzo l'insensatezza programmata !, (p.63), après avoir observé (p.34) qu'une machine peut fabriquer des objets stupides.

            Lorsqu'il publie, en 1966, ses Histoires naturelles, Primo Levi - dont l'activité principale est encore celle d'un ingénieur chimiste - préfère utiliser un pseudonyme (Damiani Malabaile) pour ces nouvelles qui relèvent de la science-fiction plus que de la littérature traditionnelle. L'une d'entre elles : Le versificateur, est particulièrement intéressante.  Il s'agit d'une pièce en un acte précédée d'un prologue qui met en scène Le poète, La secrétaire, M. Simpson, Le Versificateur et Giovanni. Le Versificateur est une machine électronique que M. Simpson réussit à vendre au poète. dont voici la dernière réplique :

le poète, au public : Je suis en possession du Versificateur depuis maintenant deux ans. Je ne peux pas dire que je l'ai déjà amorti, mais il m'est devenu indispensable. Il a fait montre d'aptitudes multiples : non seulement il me soulage d'une partie importante de mon travail, mais il tient aussi la comptabilité et règle les paiements, m'avise des échéances et fait même mon courrier : je lui ai appris en effet à composer en prose, et il s'en tire tout à fait bien. Le texte que vous venez d'écouter, par exemple, est son ouvre.

            Italo Calvino, qui fut un ami de Leonardo Sinisgalli comme de Primo Levi, s'est intéressé très tôt aux problèmes de l'automatisation en littérature. Pendant le mois de novembre 1967, à l'occasion d'une série de conférences organisées par l'Association Culturelle Italienne, il prononce une conférence intitulée Cybernétique et fantasmes (notes sur la narration comme processus combinatoire) [16] , conférence dont la sûreté de l'analyse demeure frappante. J'en reproduis ici un passage célèbre (loc. cit., p.13) :

Quel serait le style d'un automate littéraire? Je pense que sa vraie vocation serait le classicisme : le banc d'essai d'une machine poético-électronique sera la production d'ouvres traditionnelles, de poésies à formes métriques closes, de romans armés de toutes leurs règles.

[...]          La vraie machine littéraire sera celle qui sentira elle-même le besoin de produire du désordre, mais comme réaction à une précédente production d'ordre; celle qui produira de l'avant-garde pour débloquer ses propres circuits, engorgés par une trop longue production de classicisme. Et, de fait, étant donné que les développements de la cybernétique portent sur les machines capables d'apprendre, de changer leurs propres programmes, d'étendre leur sensibilité et leurs besoins, rien ne nous interdit de prévoir une machine littéraire qui, à un moment donné, ressente l'insatisfaction de son traditionalisme et se mette à proposer de nouvelles façons d'entendre l'écriture, à bouleverser complètement ses propres codes.

Mais Calvino ne s'est pas contenté d'une activité de critique. Dans le numéro de Playboy de février-mars 1973, il publiait un court récit, L'incendie de la maison abominable [17] dont le narrateur est un informaticien chargé de résoudre l'énigme posée à la Compagnie d'Assurances par un incendie qui a fait quatre victimes. L'ordre des décès étant essentiel, l'aide de l'ordinateur est indispensable à la résolution du problème combinatoire qui est posé. Calvino se proposait d'écrire un roman en développant ce projet (auquel Jacques Roubaud et moi-même avons participé [18] ).

            C'est dans la nouvelle de Bernard Andrès Advienne que pourra que l'ordinateur prend effectivement la parole (ou plutôt la "plume", en utilisant l'alphabet qui est alors le sien). Publié dans L'aventure, la mésaventure, un groupe de 10 nouvelles par 10 auteurs Québécois [19] , ce court récit met en scène le duel du narrateur (informaticien) et d'une machine. Du coup le texte se réparti entre les interventions du narrateur (interventions dont le texte est précédé du signe o) et les productions de la machine dont voici quelques exemples :

.trDXTrd...xDHy5dX%...pN*9p8u..u6%Vu65r.098uM)098u.

.02-0743617 @ ISBN 2-267-00215-9 @ PQ 2643312E47 @ p.69.

auxquels l'oulipien que je suis ne peut résister au plaisir d'ajouter la "boule de neige fondante" que voici :

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Cette nouvelle est particulièrement intéressante dans la mesure où elle évoque le thème - aujourd'hui vedette de l'actualité - du "bogue" informatique. On remarquera aussi l'utilisation des ressources d'une typographie et d'un alphabet caractéristique de l'informatique des années 80 : $, *, %, etc..

            Mon dernier exemple sera emprunté à une publication beaucoup plus récente : il s'agit du roman de Richard Powers : Galatea 2.2 [20] . Ce livre remarquable à bien des points de vue est un parfait exemple de ce qu'un critique a appelé des "techno-thrillers" [21] . Le narrateur - qui a le même patronyme que l'auteur - , prenant ses fonctions d'"humaniste en résidence" dans un gigantesque et ultra-moderne "Centre pour l 'étude des sciences avancées", est amené à collaborer avec un neurologue cognitiviste pour construire et programmer un réseau neuronal extrêmement sophistiqué à qui l'on va fournir le contenu d'une liste canonique des "grands livres". Cette liste sera la base d'un processus d'apprentissage permettant à la machine de passer avec succès un examen très complet de connaissance de la littérature de langue anglaise. Il s'agit donc là d'une version élaborée du fameux "test de Turing", mais l'intérêt du roman réside dans la finesse des analyse psychologique exprimant l'évolution du narrateur lui-même au fur et à mesure des progrès de la machine qui, à un certain moment est capable de prendre des initiatives et de poser à son interlocuteur des questions sur elle-même (son nom, son sexe, sa race) que seul un être pensant devrait pouvoir poser : une forme douce, en somme, du mythe de Frankenstein.

3.      Préposés aux "post"

A la fin des années 70, le Conseil des Universités auprès du gouvernement du Québec avait commandé au philosophe français Jean-François Lyotard un Rapport sur le savoir dans les sociétés les plus développées. Ce rapport fut publié ensuite sous le titre particulièrement accrocheur : La condition postmoderne (sans tiret) [22] . Lyotard utilisait là un terme qui avait été lancé par des critiques anglo-saxons et en premier lieu par Ihab Hasssan dès 1971, dans une optique plus restrictive : l'architecture et la littérature étaient les domaines d'analyse retenus par Hassan. Avec Lyotard le champ de la critique s'élargit comme en témoigne le titre du premier chapitre de son livre : Le savoir dans les sociétés informatisées. Dès la première page, on peut lire ceci (p.11) :

Le savoir scientifique est une espèce du discours. Or on peut dire que depuis quarante ans les sciences et les techniques dites de pointe portent sur le langage : la phonologie et les théories linguistiques, les problèmes de la communication et la cybernétique, les algèbres modernes et l'informatique, les ordinateurs et leurs langages, les problèmes de traduction des langages et la recherche des compatibilités entre langages-machines, les problèmes de mise en mémoire et les banques de données, la télématique et la mise au point de terminaux « intelligents », la paradoxologie : voilà des témoignages évidents et la liste n'est pas exhaustive.

L'auteur délivre alors un message "futurologique" dans lequel l'informatisation et en particulier l'informatisation de la communication linguistique joue un rôle essentiel. Il s'interroge sur la transformation éventuelle des mécanismes de la maîtrise du pouvoir et de la transmission du savoir. Soucieux d'appuyer sa thèse principale : « on tient pour « postmoderne » l'incrédulité à l'égard des métarécits », il évoque la thèse Wittgensteinienne des "jeux de langage" en la couplant, par un curieux glissement lexical, avec la "théorie des jeux" de Von Neumann et Morgenstern.

            On sait que la thématique lyotardienne a rapidement envahi les milieux universitaires américains (en gagnant d'ailleurs les départements de littérature plus que ceux de philosophie) et que l'adjectif postmoderne a été accolé aux ouvres et aux activités les plus diverses. Le point de départ n'en demeure pas moins la problématique du traitement informatisé du langage naturel. Lyotard lui-même l'évoque à nouveau à l'occasion de l'organisation au centre Georges Pompidou, à Paris, d'une grande manifestation intitulée Les Immatériaux, manifestation à laquelle l'ALAMO participait, et qui présentait de nombreuses réalisations artistiques et littéraires "assistées" par les nouvelles technologies. On peut lire dans la préface (intitulée La raison des épreuves et rédigée Lyotard en collaboration avec Thierry Chaput) à l'un des deux dossiers publiés à cette occasion, le paragraphe bien significatif que voici :

C'est une propriété redoutable de l'électronique et de l'informatique qu'elles peuvent se faire ouvrir de loin les proches intimités. Nos retraites se peuplent de messages. Dans l'aller et retour des flux d'informations, les murs qui nous protégeaient sont devenus les plus pauvres des interfaces. Le secret de l'écriture, le va-et-vient du texte, en train de se faire, pré-textes, textes de soutien, brouillons ratures, dérobades de la pensée devant le bien-connu, autant que anamnèse nécessaire pour dissiper le préjugé possible, - si cela aussi était exposé à ce qu'on appelle par antiphrase la communication, nous demandions-nous, qu'adviendrait-il ? Peut-être est-ce là l'épreuve qui attend l'écriture à l'âge postmoderne. [23]

Suit alors un lexique de cinquante mots pour lesquels vingt-six auteurs proposèrent leurs définitions. Celles-ci, saisies sur ordinateurs, circulaient sur le réseau constitué par ces ordinateurs et pouvaient être lues et commentées par les auteurs eux-mêmes. A l'entrée lexicale Langage (loc. cit., p.111), on trouve la définition ( ?) suivante de Jacques Derrida :

(A réduire au minimum : l'économie même). Finalement inutile. Sa « finalité » n'est pas celle d'un outil, d'un moyen de communication. Suppose et détruit (simultanéité ainsi définie) le rapport à soi, l'auto-affection. Espèce d'écriture ! langue, lèvre (en hébreu), appel. On ne peut en parler que dans une langue « naturelle » (ne s'oppose pas ici à « artificielle ») donc on ne peut en parler sans de lui-même déjà il ait parlé ? Die Sprache spricht. Mais : Die Sprache(sich) verspricht (Paul de Man). Les maîtres et maîtresses sont ceux qui ont pouvoir de limiter le stock des mots ou d'inventer des idiomes : séduire ainsi les autres par le désir qu'on leur inspire ou l'obligation qui leur est faite de coucher dans certains mots (article précédent) [il s'agit du mot "interface"], d'y habiter, de s'y traduire. Condition : que le maître ou la maîtresse n'y soient déjà plus. Conclusion la maîtrise du langage n'existe pas.

Ce texte est exemplaire de l'attitude (et du style) déconstructionniste et postmoderne et de sa fascination pour les nouvelles technologies comme de ses tics stylistiques : emploi de mots allemands, etc. et c'est pourquoi je l'ai reproduit en totalité. Bien que les positions philosophico-esthétiques de Lyotard et Derrida soient loin d'être identiques (Lyotard ne parle jamais de "déconstruction" et Derrida jamais de "postmoderne" [24] ), elles imprègnent durablement certains cercles académiques américains (qui croient même pouvoir célébrer - et imiter - une "French Theory" comprenant, en plus de ces deux auteurs, des esprits aussi divers et même opposés que Lacan, Foucault, Serres, Kristeva, Cixous, etc..).

            J'opposerai ici au texte de Derrida celui, publié dans le même recueil, de Jacques Roubaud (loc. cit., p. 191), à l'entrée lexicale Prothèse :

Soit le Dormeur du val, d'Arthur Rimbaud ; commençons par trouer le texte en y effaçant tous les mots qui ne sont pas des mots-outils ; ainsi : c'est un 1 de 2 où une 4 / 5 6 aux 7 des 8 /d' 9 injections aux places ainsi définies (il y en a 62) des mots de même nature syntaxique et métrique (les contraintes prosodiques et de rime sont respectées) pris dans les Fleurs du mal de Charles Baudelaire. On obtient ainsi une prothèse poétique d'un auteur nouveau, Rimbaudelaire

Au lieu de brumeuses généralités on trouve ici un véritable programme de création littéraire, programme effectivement implémenté par l'ALAMO (dont Roubaud était le président) parmi ses logiciels de démonstration [25] .

Après avoir joué un rôle décisif dans la promotion du concept de postmoderne, Jean-François Lyotard - qui rompra quelques lances à ce sujet avec Jürgen Habermas [26] - s'éloignera progressivement d'un concept galvaudé. Mais le virus se répandra durablement et dangereusement tandus que sa diffusion s'accompagnera d'un  regain d'intérêt pour le problème des "Deux Cultures", sous la forme de publications, colloques etc., manifestations auxquelles il me semble naturel d'associer l'expression : "Syndrome de Snow".

            Dans sa préface à One Culture, Essays in Science and Literature, George Levine observe en effet :

                L'interaction entre la science et la littérature a été l'objet d'un intérêt croissant des critiques; les langages de la science ont de plus en plus fait leur chemin dans la littérature et dans les discussions qu'elle suscite. Et les présomptions traditionnelles suivant lesquelles les littéraires n'ont que faire de la science, comme les scientifiques de la littérature ont été démenties au cors du vingtième siècle et plus particulièrement au cours de ces récentes années. [27]

            Dans mon livre récent, Science et Littérature (cf. note 11), j'avais évoqué les trois débats qui, de Perrault vs Boileau (le siècle de Louis XIV) à Snow vs Leavis (le début des années 60) en passant par Thomas Huxley vs Matthew Arnold (la fin du XIXème siècle) ont précisé le conflit des deux cultures. Il s'agissait, pour les "Anciens", de préserver la primauté d'une culture humaniste en face des progrès rapides d'une culture influencée par les sciences et les techniques. L'affaire fit quelque bruit et les arguments de Leavis, notamment, manquaient singulièrement de courtoisie (chose curieuse, on les retrouve à l'identique, ou presque, aujourd'hui, chez les adversaires d'Alan Sokal, dans le débat sur les "Impostures intellectuelles").

                Ce que déplorait C.P. Snow, c'était l'existence, entre les domaines de la culture "humaniste" et ceux de la culture scientifique (et technique) d'un véritable "rideau de fer". Lui-même était bien qualifié pour en parler en tant que scientifique (spécialiste de la spectrographie infra-rouge) et littéraire (auteur de nombreux romans, dont la saga Strangers and Brothers). Mais les participants au débat étaient principalement des "humanistes" : critiques, sociologues, historiens (on notera cependant l'importante contribution du prix Nobel de médecine, Peter Medawar [28] ). Or, on constate qu'il se produit, à la fin des années 70 - vingt ans après l'a conférence et le pamphlet de Snow - et jusqu'à aujourd'hui, un spectaculaire retournement.             La nouvelle vague de discussions et de recherches prend forme dès 1978, lorsque paraît un article de G.S. Rousseau, intitulé Literature and Science: The State of the Field. [29]

Désormais les publications se multiplient : livres individuels ou collectifs, colloques, mises au point bibliographiques [30] , etc.. Les références à la science abondent sous la forme, le plus souvent, d'un véritable déluge de métaphores. Dans l'univers des textes littéraires comme dans celui des textes scientifiques, les outils rhétoriques, en particulier la métaphore, jouent en effet depuis longtemps un rôle privilégié, comme le souligne Joseph Slade dans son introduction à Beyond the Two Cultures. La troisième partie du recueil, intitulée Literary responses to Science and Technology, contient une section II qui explore The Metaphorical Allure of Modern Physics. L'introduction, due à Lance Schachterle, croit pouvoir déclarer :

C'est un signe de l'insuffisance de la thèse de C.P. Snow sur "les deux cultures", que la fréquence avec laquelle les écrivains d'aujourd'hui se tournent vers la physique contemporaine dans leurs métaphores sous-jacentes.  [31]

Plutôt que d'une insuffisance de la thèse de Snow, je diagnostiquerais une sorte de nostalgie de l'unité ancienne un sentiment de remords envers la culture et la tentation, pour rattraper le temps perdu, d'en faire peut-être un peu trop dans l'annexion d'une thématique scientifique et technique. Langage, information, entropie, puis chaos et fractale : ce sont là désormais des concepts que les critiques utilisent à tout bout de champ sans que leur rôle exact dans la conception du texte littéraire, soit clairement défini. On peut craindre alors que la métaphore ne masque ici la légèreté des analyses. Ce danger dans de nombreuses publications récentes qui fonctionnent comme des collages plutôt que comme des alliages.

            Je citerai Katherine Hayles avec Chaos Bound [32] , dont les chapitres successifs évoquent le "démon de Maxwell",  la flèche du temps, les "attracteurs étranges" et le "poststructuralisme". Le chapitre de conclusion s'intitule Chaos and Culture : Post-modernism(s) and the Denaturing of Experience. L'auteur tente d'associer une problématique de la turbulence - avec une culture "post-moderne" (J.-F. Lyotard et Jacques Derrida). L'ultime section du chapitre, intitulée The Story of Chaos : Denaturing narratives, évoque un "espace vectoriel de l'action" possédant un nombre élevé de dimensions et les problèmes de la self-référence) sans que la pertinence de ces rapprochements  soit établie : on rencontre ici la plupart des dérives qui seront moquées par Alan Sokal et Jean Bricmont [33] .

            A cette thématique empruntée à la physique, il était inévitable que se joigne une thématique du traitement de l'information. Jean-François Lyotard, on l'a vu, a été l'un des premiers à s'y intéresser. Mais de nouveaux adeptes se manifestent, le plus enthousiaste d'entre eux étant sans nul doute Gregory Ulmer. Dans Applied Grammatology. Post(e)-Pedagogy from Jacques Derrida to Joseph Beuys [34] , puis dans Teletheory, Grammatology in the age of Video [35] , cet auteur nous offre un impressionnant mélange d'anticipation technologique et d'incantation déconstructionniste. Interrogé sur cette extension de ses théories, Derrida déclare, fort embarrassé :

En ce qui concerne Gregory Ulmer, son travail me semble très intéressant, très nécessaire; il ouvre ou espace neuf que nous pouvons évaluer autrement [...]

Mais il faut discuter à propos de ces objets - télévision, télépédagogie, etc. - et de telles questions produiront un nouveau discours que bien des gens, y compris moi-même, ne comprendront pas. [36]

On pourrait multiplier les exemples, mais je me contenterai ici d'évoquer les recherches de Joseph Tabbi. Dans son livre Postmodern Sublime [37] , il présente une analyse approfondie de l'irruption de la nouvelle thématique, évoquant des auteurs de Science-fiction tels que Pynchon, McElroy et DeLillo. L'introduction est intitutlée : Machine as Metaphor and more Than Metaphor et il déclare :

On pourrait difficilement trouver une meilleure occasion contemporaine pour évoquer le sublime que l'abondante production technologique elle-même. Ses réseaux entrecroisés d'ordinateurs, systèmes de transports et médias de communications, qui ont succédé à la "nature" toute-puissante du dix-neuvième siècle romantique, ont atteint un ordre de grandeur qui, tout à la fois, attire et repousse l'imagination.

 

4.      Pourquoi lire les modernes

Le titre de ce dernier paragraphe est inspiré, bien sûr, de celui de Calvino : Pourquoi lire les classiques et ce n'est pas par hasard. Joseph Tabbi, en effet, conclut son ouvrage (loc. cit., p. 227) par une citation de l'auteur des Leçons américaines. Calvino est couramment cité parmi les écrivains "postmodernes", ceci en dépit de ses propres analyses, de ses références multiples aux classiques et aux modernes, de Galilée à Musil. D'ailleurs Tabbi, dès son introduction, évoque aussi un grand moderne américain : Henry Adams. Il observe :

Ecrivant en 1905, l'année où Einstein publia ses premiers papiers sur ce qui allait devenir les domaines de la relativité et de la mécanique quantique, Adams ne pouvait qu'anticiper une période marquée, à tous les niveaux, par la discontinuité, alors que l'incertitude entrerait dans nos représentations de la matière et de la force les plus fondamentales. (loc. cit., p.2)

Lorsqu'on regarde les choses de près, on s'aperçoit que, dans les différentes "périodisations" que l'on peut offrir de l'histoire de la culture, une rupture essentielle est précisément celle de la modernité, périodes de toutes les audace, de tous les espoirs (avec Adams et Einstein, il y aura Apollinaire, Russell, Pound, Kandinsky, Brouwer, Marinetti, Scriabine, Duchamp, etc..) [38] Des études spécialisées se sont multipliées récemment sur cette question. Je mentionnerai plus particulièrement l'ouvrage collectif édité par Christian Berg, Frank Durieux et Geert Lernout : Le tournant du siècle [39] .             On y trouve le texte de Wladimir Krysinski distinguant ce qu'il appelle les "avant-gardes d'ostentation" (futurisme, dadaïsme, etc.) des "avant-gardes de faire cognitif" qu'il fait débuter à la fin des années cinquante. Pour les premières il observe (loc.cit., p.29)

         La vie de la littérature et de l'art ne peut pas être pensée en dehors d'une dynamique permanente, ininterrompue par le surgissement, l'affaiblissement et l'évanescence de langages transgressifs.

Citant des auteurs où il voit s'accomplir une "conjonction sémiotique des quatre structures [...] : la subjectivité, l'ironie, la fragmentation et l'auto-réflexivité", il conclut (p.32) :

L'avant-garde est alors un discours qui réécrit constamment l'expérience esthétique. Par là même l'avant-garde maintient une relation active avec la modernité. Dans cette dialectique peut s'introduire le postmodernisme, mais comme une structure différentielle et non pas comme la fin de la modernité.

            La contribution de Frank Hellemans est intitulée Toward Techno-Poetics and Beyond: The Emergence of Modernist/Avant-garde Poetics out of Science and Media-Technology (loc.cit., p.291). Le titre de la première section est : From Marconi's wireless telegraphy to Marinetti's 'wireless imagination'. On se souviendra que c'est en 1909 que Marconi reçut le prix Nobel de Physique et qu'en 1900 Henri Adams avait écrit The Dynamo and the Virgin à la suite de sa visite de l'Exposition universelle de Paris (avril/novembre 1900).

Et lorsque Tabbi met en place un site Internet intitulé Electronic Book Review (http://altx.com), il nous permet souvent de revenir aux sources modernes du dialogue littérature-technologie. C'est ainsi qu'Eduardo Kac, inventeur du concept d'"holopoetry" place en exergue à l'un de ses articles ces deux vers d'Apollinaire (tirés du premier texte des Calligramme, un poème intitulé - merveilleuse coïncidence - Fenêtres) :

Il y a un poème à faire sur l'oiseau qui n'a qu'une aile
Nous l'enverrons en message téléphonique.

Dans la même "revue électronique", on peut lire aussi un essai de Linda Darlymple Henderson : Marcel Duchamp's The King and Queen Surrounded by Swift Nude (1912) and the Invisible World of Electrons [40] . Elle y évoque, elle aussi, à côté de Duchamp les figures d'Adams, Apollinaire, Cendrars, Crookes, Jarry, Marinetti, Poincaré, Pound, Roussel, Rutherford, etc.. Le tournant du siècle, c'est donc, dans tous les domaines, un changement de "paradigme" où, sans qu'on en soit parfaitement conscient, le modèle mécaniste dominant fait place à un modèle  "électroniste". C'est ce qui m'amène à penser que le courant postmoderne n'est peut-être au fond que la manifestation d'une nostalgie, le regret d'une unité introuvable, d'une grande ouvre inaccomplie comme d'espoirs immenses que les massacres de la première guerre mondiale, puis les dérives des mouvements révolutionnaires ont anéanti. Il est frappant d'observer l'instabilité politique de certains postmodernes qui se situent souvent à l'ultra-gauche, mais viennent parfois de l'extrême droite (Blanchot, De Man). Lyotard et Derrida défendent souvent des positions anti-capitalistes, féministes et autres revendications "politiquement correctes. Mais chez beaucoup d'entre eux, c'est en fait la leçon des modernes que l'on s'efforce de répéter (Duchamp pour Lyotard, Mallarmé pour Derrida) [41] .

Plus inquiétant encore que l'énervement politique est le trouble épistémologique qui se manifeste chez les auteurs de cette mouvance à propos des avancées de la science, en particulier dans le domaine de la physique et de la mathématique. C'était précisément l'objet du canular d'Alan Sokal que de dénoncer les dangers d'une confusion des genres fondée sur un usage frauduleux de la métaphore. Bien entendu les techniques, y compris la technique informatique, ont été mises à contribution dans le débat : après les "dérives" provoquées par une interprétation superficielle du deuxième principe de la thermodynamique, de la relativité restreinte et de la mécanique quantique (notamment le fameux "principe" d'Heisenberg) [42] , ce sont la mathématique et la logique qui ont été mises à contribution : le théorème de Gödel, notamment a nourri de nombreuses spéculations sur les limitations de notre rationalité [43] .

Le thème de l'intelligence artificielle, en particulier adonné naissance a de nombreux affrontements, avec la contribution involontaire d'un nouveau venu : Alan Turing accompagné de son fameux "test". La polémique qui s'est développée à ce sujet nous intéresse particulièrement car les programmes les plus sophistiqués de création littéraire assistée par ordinateur mettent nécessairement en jeu des modules d'inférence et de corrélation thématique qui permettent de filtrer les productions des modules combinatoires.

Aussi doit-on saluer la parution récente du livre de John Casti : Un savant dîner [44] où l'auteur fait dialoguer Turing, Wittgenstein, Haldane et Schrödinger au cours d'un repas organisé et présidé. par C. P. Snow. Les convives y échangent les meilleurs arguments possibles pro et contra la possibilité d'une intelligence des machines, d'une société de machines, etc.. Le débat est très vivant, parfois véhément, toujours honnête : ici c'est la littérature qui apporte de la raison au débat philosophique !

Il faut donc apprécier comme il le mérite le travail linguistique et informatique d'Andrew Bulhak [45] , travail qui, d'une certaine façon, anticipe celui de Sokal tout en se situant sur le terrain même qu'affectionne un Gregory Ulmer. Voici le résumé de cette communication :

         Les réseaux de transition récursifs constituent une abstraction liée aux grammaires libres de contexte et aux automates finis. Il est possible, d'engendrer des textes aléatoires, dépourvus de sens mais d'allure réaliste dans le cadre d'un genre donné en utilisant  des réseaux de transition récursifs, avec, souvent des résultats plutôt amusants. Un genre pour lequel ceci a été accompli est celui des papiers universitaires sur le postmodernisme.

Le rapport donne d'utiles détails sur les recursive transition networks (un concept essentiel pour la construction d'automates linguistiques). Le moteur d'inférence, initialement baptisé  "pb" a reçu ensuite le nom de "dada engine" [46] . Ces deux appellations ne peuvent évidemment que me convenir ! Voici un échantillon de texte "postmoderne" ainsi produit :

If one examines postdialectic discourse, one is faced with a choice : either accept the neosemanticist paradigm of context or conclude that the collective of context or conclude that the collective is capable of deconstruction, but only if Sartre's model of the cultural paradigm of reality is invalid ; otherwise, Lacan's model of subcultural Marxism is one of  "subcultural prepatriarchal theory", and therefore part of the failure of reality.

The subject is interpolated into a subcultural Marxism that includes truth as a totality. Therefore, several theories concerning the cultural paradigm of reality exist.

Il s'agit donc - présenté avec tout le sérieux académique voulu - d'un "littéraciel" (c'est le néologisme que propose l'ALAMO pour désigner les programmes informatiques de création littéraire assisté). Mais au lieu de récits du type "conte à votre façon", ou de fragments de pièces de théâtre, il s'agit de pseudo-essais philosophiques "à la mode" ! Il aurait été intéressant de soumettre un texte ainsi produit à une revue branchée !



[1] Cf. la note de Jacques Roubaud qui suit l'article de Paul Zumthor : Le grans « change » des rhétoriqueurs in Change de forme, Biologies et prosodies, 10/18, 1975, p.222.
[2] La littérature potentielle (Créations, Re-créations, Récréations) Gallimard, 1973, p.43.
[3] Marc Petit : Poètes baroques allemands Maspero, 1977 p. 122.
[4] Le numéro 95 de la revue Action poétique animée par Henry Deluy et Jean-Pierre Balpe présentait les premiers projets et réalisations de l'équipe.
[5] Jean-Pierre Balpe et Bernard Magné : L'imagination informatique de la Littérature. Presses universitaires de Vincennes, 1991.
[6] Mercure de France, 1934.
[7] Flammarion, 1950.
[8] Gallimard 1935. On remarquera que l'ouvrage est dédié à Jean Paulhan.
[9] Les communications ont été publiées (avec une préface de Jean Baudot) dans Littérature et informatique. La littérature générée par ordinateur. Artois Presses Université, 1995.
[10] On pourra se connecter sur le réseau RIALT par l'URL : http://indy.culture.fr/rialt
[11] Paul Braffort : Science et Littérature : les deux culture, dialogues et controverses pour l'an 200. Diderot éditeur, arts et sciences, 1998.
[12] Cet ouvrage a été traduit en français et présenté par Jean-Yves Masson chez Arfuyen, 1995.
[13] Les fondements de la littérature d'après David Hilbert in La Bibliothèque Oulipienne (Vol. 1, texte n°3), Seghers , 1990, p.35.
[14] Le désir (les désirs) dans l'ordre des amours in La Bibliothèque Oulipienne (Vol. 1, texte n°18), Seghers , 1990, p.349.
[15] A. Tallone, 1968.
[16] Une traduction française, par Michel Orcel et François Wahl est parue dans le recueil La machine littérature, au Seuil, 1994 et 1993.
[17] Une traduction française, due à Jean-Paul Manganaro a été publiée dans le recueil La grande bonace des Antilles, Seuil, 1995.
[18] Cf. mon article : L'ordre dans le crime : une expérience cybernétique avec Italo Calvino, Europe n°815, mars 1997, p.128.
[19] Les Quinze, éditeur , 1987. Bernard Andrès est professeur à l'UQAM.
[20] Farrar, Strauss, Giroux, 1995.
[21] Piotr Siemion : No more heroes : The Routinization of the Epic in Techno-Thrillers in Joseph Tabbi et Michael Wutz (ed.) : Reading Matters, Narratives in the New Medi Technology. Cornell University Press, 1997.
[22] Editions de minuit, 1979.
[23] Epreuves d'écriture Editions du Centre Georges Pompidou, 1985, p.6.
[24] Sauf précisément dans l'une de ses contributions à Epreuves d'écriture où à propos du mot "matériel", il écrit (loc. cit., p.126) : Supposant ainsi l'opposition matière/forme (pysis/tekhnè, etc.), ne devrait-il pas céder à la « post-modernité » des « immatériaux » ?
[25] Et disponible sur le site RIALT évoqué dans la note 10. Il faut pour cela choisir, après connection sur le site, l'option Sites de création puis, parmi ces sites, l'option ALAMO. Le menu propose alors exemples de création parmi lesquels Rimbaudelaire.
[26] Cf. Robert C. Holub : Jürgen Habermas Critic in the Public Sphere, Routledge 1991.
[27] The University of Wisconsin Press, 1987, p.VII.
[28] Cf. The Hope of Progress : A scientist Looks at Problems in Philosophy, Literature and Science, Anchor Books, 1972
[29] Isis, 69 (1978), p.583.
[30] En particulier The relatiopns of Literature & Science, An Annbotated Bibliography of Scholarship, 1880-1980, édité par Walter Schwatzberg, Ronald Waite et Jonathan Johnson, The Modern Language Association of America,, 1987.
[31] Il s'agit de l'ouvrage de Robert Nadeau : Readings from the New Book of nature : Physics and Metaphysics in the Modern Novel. Univ. of Massachusetts Press 1981, et de celui de David Porush : The Soft Machine : Cybernetic Fiction. Methuen 1985.
[32] Cf. ref. de la note 14.
[33] In Impostures intellectuelles, Odile Jacob 1997.
[34] Johns Hopkins University Press, 1985.
[35] Routledge, 1989.
[36] Dans une réponse à Jacques Brunette, publiée dans Deconstruction and the Visual Arts, Cambridge University Press, 1994.
[37] Cornell University Press, 1995.
[38] Cf. William R. Everdell : The First Moderns The University of Chicago Press, 1997.
[39] Le tournant du siècle, Modernisme et Modernité dans la littérature et dans les arts. Walter de Gruyter, 1995.
[40] Cf. http://altx.com/ebr/w(ebr)/essays/henderson.htm. Elle a développé depuis son analyse dans so grand ouvrage : Duchamp in context, Princeton University Press, 1998.
[41] Josiane Joncquel-Patris, parle, à propos des mouvements culturels des années 50, d'un rebond de la grande rupture du début du siècle (communication personnelle).
[42] La production romanesque de langue française en a subi la contagion, non sans un considérable battage médiatique : cf. Michel Rio : Le principe d'incertitude, et Michel Houellebecq : Les particules élémentaires.
[43] Tous ces thèmes sont déjà présents chez Lyotard (cf. note 22).
[44] En anglais The Cambridge Quintet. Traduction française par Alain Bouquet, Flammarion, 1998.
[45] On the Simulation of Postmodernism and mental Debility using Recursive Transition Networks. Technical Report N° 96/264, Department of Computer Science, Monash University (Australia), 1996.
[46] Ce moteur d'inférence est accessible à l'adresse : http://www.zikzak.net/~acb/dada/

 

 

 

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