L’ORDRE DANS LE CRIME :
UNE EXPERIENCE CYBERNETIQUE AVEC ITALO CALVINO (1)
pour Marcel-Paul Schützenberger (1920-1996)
|
En ce qui me
concerne, depuis que j’ai mis un mors et une selle à
mon ordinateur, j’ai senti
s’atténuer en moi l’horreur de me sentir un dinornis,
le survivant d’une espèce en voie d’extinction
: l’affliction du « rescapé de sa propre époque
» a presque complètement disparu.
PRIMO LEVI
(2) |
1. LUEURS NOUVELLES SUR L'INCENDIE
Numbers in the Dark : c’est sous ce titre
que les New York Pantheon Books ont publié en 1995, dans une traduction
de Tim Parks, quelques textes d’Italo Calvino, inédits dans
cette langue. La version française du même recueil, parue
la même année aux éditions du Seuil, dans une traduction
de Jean-Paul Manganaro, avait pour titre : La grande bonace des Antilles.
L'édition Mondadori (1993) avait choisi, elle, Prima che tu
dica « Pronto ».
Dans le prologue qu’elle a écrit pour les diverses éditions,
Esther Calvino souligne le destin étrange de plusieurs de ces nouvelles
(l’une d’entre elles parut d’abord en japonais). L’incendie
de la maison abominable (publié initialement dans l’édition
américaine de Playboy) pose également d’intéressantes
questions et mérite d’autant plus d’être examinée
de près que le commentaire d’Esther Calvino ne tient pas
compte des indications fournies par Mario Barenghi dans l’édition
des œuvres de Calvino publiée chez Mondadori dans la prestigieuse
collection i Meridiani - l’équivalent de notre Pléiade.
Dans sa note (3), Barenghi analyse un dossier de travail
trouvé dans les papiers de Calvino et comportant, outre la nouvelle
publiée dans Playboy en 1973, la section 5 (Prose
et anticombinatoire) de la quatrième partie de l'Atlas
de littérature potentielle (4), partie intitulée
Oulipo et informatique et dont les deux premières sections,
Pourquoi l’informatique et Ordinateur et écrivain
: l’expérience du Centre Pompidou, évoquaient
les initiatives de l’Oulipo dans ce domaine. Marcel Benabou revient
sur ces activités dans sa contribution au numéro spécial
du Magazine littéraire consacré à Calvino
(5). Barenghi n’ayant pas exploité toutes
les informations fournies par Benabou, il m’a semblé nécessaire
de les compléter en apportant mon témoignage. Ce fut l’objet
d’un exposé à la librairie Tour de Babel, que je me
propose de reprendre ici en situant le projet de Calvino (projet qui,
dans son esprit, devait aboutir à un véritable roman) dans
son contexte historique et technique. Cela me donnera l’occasion
d’analyser, sur un exemple particulièrement significatif,
les préoccupations théoriques et pratiques de l’auteur
du Défi au labyrinthe.
La nouvelle - dit Esther Calvino - était née d’«
une question plutôt vague, posée par IBM : dans quelle
mesure était-il possible d’écrire un récit
à l’aide d’un ordinateur? C’était à
Paris en 1973, et ce genre d’instrument n’était pas
d’un accès aisé. » (6)
L’accès n’était certes pas aisé, mais
l’idée d’utiliser les techniques informatiques au service
de la littérature, en particulier de la résolution des problèmes
combinatoires qu’on peut y définir, ne pouvait que séduire
l’admirateur de Queneau (les Cent mille milliards de poèmes
furent publiés en 1961). Calvino était aussi l’auteur
de Cybernétique et fantasmes (une conférence qui
fut prononcée en novembre 1967 dans plusieurs grandes villes italiennes,
sous le titre Il racconto come operazione logica e come mito)
et répétée dans de nombreux pays, dont la France.
Le texte fut ensuite repris dans Una pietra sopra, publié
par Einaudi en 1980. La version française (d’une partie)
de ce recueil, due à Michel Orcel et François Wahl parut
en 1984 aux éditions du Seuil. Mon exemplaire porte d’ailleurs
la dédicace que voici : « à Braffort, / ce livre qui
prouve / que je bavardais d’informatique et de littérature
/ même avant de te connaître. / Italo / paris, janvier 1984
».
Le thème que l’on n’appelait pas encore "informatique"
était bien dans l’air puisqu’en 1966 l’éditeur
Einaudi, chez qui Calvino avait joué un rôle important, aux
côtés de Pavese, Ginsburg et Vittorini, avait publié
Storie naturali (7) un recueil de nouvelles
de Primo Levi (sous le pseudonyme "Damiani Malabaile" qu’il
ne devait abandonner que pour la réédition de 1987). La
troisième nouvelle du recueil, Le Versificateur, mettait
en scène un poète et une "machine" et illustrait
brillamment un paradoxe de "réflexivité à la
Borgès" que bien d’autres auteurs - et Calvino lui-même
- utiliseront : à la fin le Poète, s’adressant au
public, déclare que tout ce qui vient d’être dit à
été composé par le Versificateur lui-même.
Dans le Magazine littéraire, Marcel Benabou
rappelle que, dès sa première participation à un
déjeuner de l’Oulipo, le 8 novembre 1972, Italo Calvino,
invité d’honneur (il devint membre à part entière
le 14 février 1973), nous décrivit son projet dont L’incendie
ne constituait que la première étape et sollicitait notre
collaboration. Je lui rendis visite, en compagnie de Jacques Roubaud,
dans sa maison "Art Déco" de l’avenue de la Porte
de Chatillon, afin de discuter des aspects combinatoires de son projet.
Puis il vint me voir à Orsay, dans mon laboratoire du Département
de Mathématique de l’Université Paris XI pour assister
aux premiers tests d’un programme que j’avais écrit
à sa demande.
FLASH-BACK : depuis plusieurs années
déjà, je m’intéressais aux applications linguistiques
de ce que l’on appelait encore les "calculateurs électroniques".
En 1960 - un an avant mon élection à l’Oulipo - j’avais
rencontré, à Boston, Noam Chomsky et Marcel-Paul Schützenberger
qui élaboraient leur théorie des langages "context-free".
En juin 1961, j’avais participé, à Besançon,
à un colloque sur la Mécanisation des Recherches Lexicologiques
où je contribuai, en collaboration avec Jane Poyen, à une
discussion sur le rôle respectif des Matériels mécanographiques
et matériels électroniques (8) en
soulignant que
... lorsqu’on veut faire des
analyses sur contextes, par exemple des analyses grammaticales, et sur
une grande population de contextes, on a intérêt à
automatiser le travail. Les grandes machines électroniques sont
alors nécessaires, à cause du nombre de combinaisons qu’elles
permettent, et de la nécessité d’éliminer immédiatement
les absurdités. De même l’analyse sémantique
est un travail d’ordinateur. Il convient donc de préparer
le programme de l’analyse linguistique automatique.
Invité par David Hirschberg à l’Université
Libre de Bruxelles en avril 1964, je présentai un exposé
intitulé : Deux modèles du langage artificiel.
Ces premiers développements de l’Intelligence Artificielle
avaient eu lieu dans le cadre d’EURATOM. J’en présentai
les résultats dans un ouvrage (9) dont le chapitre
V était intitulé Le langage, et où, à partir
d’un texte de Jean Queval, j’examinais les problèmes
posés par l’automatisation des analyses lexicale, syntaxique
et sémantique. En 1967, à l’occasion du congrès
de Logique d’Amsterdam, je fus invité à un colloque
dont le titre était : The role of formal logic in the evaluation
of argumentation in natural logic. Mon exposé s’appuyait
sur l’analyse d’un roman policier, Red Threads, de
Rex Stout, roman dont l’intrigue met en jeu des schémas déductifs
exploitant efficacement les contraintes de l’espace et du temps...
Bref, j’étais prêt à collaborer avec Italo!
FIN DU FLASH-BACK : Après des séjours en Italie,
puis aux Pays-Bas, devenu enseignant d’Informatique, je pouvais
consacrer du temps à la mécanisation des structures combinatoires
proposées par les oulipiens : Raymond Queneau avec ses 1014
poèmes, Marcel Benabou avec ses aphorismes... et Calvino. Ces premiers
efforts furent présentés à Bruxelles, en août
1975, pour EUROPALIA. Nos programmes s’augmentèrent de nouvelles
créations et grâce à Blaise Gautier, responsable de
la "Revue parlée", et Christian Cavadia, qui dirigeait
l’ARTA (Atelier de Recherches Techniques Avancées), une journée
Ecrivains, ordinateurs, algorithmes fut organisée le 15
juin 1977, au Centre Pompidou. En voici le programme :
Matinée : écriture et
infomatique
10h Présidence René
Moreau
Ouverture et bienvenue par Jean Millier
Présentation de l’ARTA par Christian Cavadia
L’informatique et le langage par René Moreau
La création littéraire assistée par Paul Braffort
Linguistique appliquée et informatique par Alexandre Andreewsky
Les réalisations littéraires de l’ARTA par Paul Fournel
11h30 Présentation des réalisations de l’ARTA
Après-midi : écriture
et algorithmique
14h Présidence : Yvon Belaval
Combinatoire et création dans l’esprit de Leibniz par Yvon
Belaval
Lexicologie et ordinateur par Maurice Tournier
Quelques algorithmes chez Victor Hugo par Jean Maurel
Formalisation des critiques d’un poème de Baudelaire par
Johanna Natali
Un exemple de littérature assistée par Italo Calvino
Littérature et algorithmique par Jacques Roubaud
16h Discussion générale
17h Remerciements et conclusions par Blaise Gautier
Les textes de ces communications furent publiés
peu après par les soins de la société G.A.I. (Génie
Automatique et Informatique) dont j’avais alors la responsabilité.
La contribution d’Italo Calvino présentait l’état
d’avancement de nos travaux communs. C’est elle qui fut reprise,
sans modification, dans l’Atlas de Littérature Potentielle,
en 1981. Il s’agissait en fait d’un montage réalisé
à partir de deux textes d’Italo : le début de sa propre
traduction française de L’incendie qui diffère en
plusieurs points de la traduction porposée par Manganaro (en particulier
dans le titre : maudite étant devenu abominable), et un synopsis,
intitulé L’ordre dans le crime, qui présentait l’organisation
logique de l’intrigue avec ses personnages et ses actions de base.
2. PROGRES EN ANALYSE ASSEZ LENTS
Pour bien comprendre les enjeux du projet - et son inaboutissement
provisoire, il me semble nécessaire de présenter un résumé
succinct de la version initiale, la seule publiée dans sa totalité.
Je distinguerai donc deux composantes :
a) une intrigue de base
Un incendie a détruit un immeuble
isolé et carbonisé ses quatre occupants. Sur un carnet
partiellement consumé on peut encore lire une liste de délits,
numérotés de 1 à 12. Chacun est coché (donc
a été commis), renvoyant à un récit qui
a brûlé, et qui aurait décrit la relation binaire
:
le personnage X
commet le délit n à l’encontre
du personnage Y
Ces personnages sont les suivants :
- La veuve Roessler, propriétaire
de la pension de famille
- Ogiva, fille adoptive de la précédente, mannequin
- Inigo, héritier indigne d’une famille noble
- Belinda Kid, lutteur de catch Ouzbek
Les délits peuvent être
classés comme suit :
- Appropriation de la volonté
: Inciter à, Faire chanter, Droguer
- Appropriation d’un secret : Espionner, Extorquer un aveu,
Abuser de la confiance de
- Appropriation sexuelle : Séduire, Prostituer, Violer
- Meurtre : Etrangler, Poignarder, Amener au suicide
Les quatre personnages engendrent 4´3
= 12 couples distincts. La suite des douze délits offre donc
1212 = 8 874 296 672 256 séquences. Le narrateur, au début
du récit, décrit quelques sous-intrigues associées
à des choix particuliers de couples et de délits. Ce narrateur
(Waldemar) est un informaticien, chargé par l’assureur
(Skiller) de concevoir un programme capable d’identifier, parmi
les innombrables possibilités, un récit particulier (ou
un petit nombre de récits), dont la cohérence et la consistance
permette de résoudre les problèmes financiers qui se posent,
l’immeuble et ses occupants étant tous assurés par
Skiller. C’est effectivement un problème du type de ceux
que j’imaginais en 1961.
b) une intrigue surajoutée
Au fil de son récit, Waldemar éprouve
des doutes croissants au sujet de l’assureur en qui il voit un
cinquième "actant" du drame et finalement s’en
considère à son tour comme le sixième. A ce moment,
le récit se dédouble et se trouble. Jouant des registres
habilement ajustés du dialogue (imaginaire) rapporté,
du discours indirect libre et du monologue intérieur, Calvino
décrit des scènes visiblement rêvées par
Waldemar : une visite de Skiller aux habitants de la maison, sa propre
visite, imagine même un programme rédigé en secret
par Skiller et dont il doit être lui-même la victime. On
est désormais en présence de huit actants : les quatre
victimes (qui sont peut-être aussi des criminels), auxquels s’ajoutent
Skiller, Waldemar... et les deux programmes (dont l’un n’existe
peut-être pas), ainsi que d’un délit supplémentaire,
la machination diabolique de Skiller (qui n’est peut-être
qu’imaginée par Waldemar), machination que Waldemar - toujours
narrateur - croit pouvoir déjouer grâce à un raffinemant
ultime de son propre programme. Et le récit, qui commençait
par :
Dans quelques heures l’assureur
Skiller va venir me demander les résultats donnés par
l’ordinateur et je n’ai pas encore entré les données
sur les circuits électroniques qui devront tripatouiller dans
une poussière de bits les secrets de la veuve Roessler et de
sa pension peu recommandable.
s’achève alors, "à
la Borges" (ou "à la Nabokov"), sur :
On sonne à la porte. Avant
d’aller ouvrir je dois calculer rapidement quelles vont être
les réactions de Skiller lorsqu’il va apprendre que son
plan a été découvert. Skiller m’avait convaincu
moi aussi de signer un contrat d’assurance contre l’incendie.
Skiller a déjà prévu de me tuer et de mettre le
feu à mon laboratoire : il va détruire les fiches qui
l’accusent et pourra démontrer que j’ai perdu la
vie en essayant de provoquer un incendie frauduleux. J’entends
la sirène des pompiers qui s’approche : je les ai appelés
à temps. J’ôte le cran d’arrêt du revolver.
A présent je peux ouvrir.
Le synopsis qu’Italo m’avait confié,
dont je reproduis ici, sans le modifier, un fragment inédit, précisait
:
Toutes les possibilités sont
ouvertes : un des 4 personnages peut (par exemple) violer les autres
3 ou être violé par les autres 3; mais pour un principe
d’économie narrative (pour éviter les redondances)
dans chaque permutation on retiendra seulement la possibilité
qu’un personnage n’en viole qu’un autre et ne soit
violé que par un troisième. Il est entendu que si dans
une permutation A résulte [est considéré comme]
apte à commettre des violences charnelles, la séquence
n’en retient que la plus importante aux fins du récit;
la même chose vaut si A résulte apte à subir des
violences charnelles.
On établit donc que dans chaque permutation, chaque personnage
peut accomplir une seule fois chaque action sur un seul personnage,
et subir une seule fois chaque action par un seul personnage.
La spécification du travail informatique (celui
que Skiller a commandé à Waldemar, mais que je reprends
à mon compte) est une spécification de "filtres"
destinés à éliminer, parmi les 1212 suites possibles,
celles qui respectent des contraintes que Calvino précise ainsi
(texte de l’Atlas) :
CONTRAINTES OBJECTIVES
Compatibilité entre les relations
Pour les actions de meurtre : Si
A étrangle B, il n’a plus besoin de le poignarder ni de
l’induire au suicide.
Il est aussi improbable que A et B s’entre-tuent.
On établit donc que pour les actions meurtrières la relation
entre deux personnages sera possible seulement une fois dans chaque
permutation, et elle ne sera pas réversible.
Pour les actions sexuelles : Si
A parvient à jouir des prestations sexuelles de B par voie de
séduction, il n’a pas besoin de faire recours à
l’argent ou au viol pour le même objet.
On peut aussi exclure, ou bien négliger, la réversibilité
du rapport sexuel (le même ou un autre) entre deux personnages.
On établit donc que pour les actes sexuels, la relation entre
deux personnages sera possible seulement une fois dans chaque permutation,
et elle ne setra pas réversible.
Pour les appropriations d’un
secret : Si A s’empare du secret de B, ce secret peut être
défini dans une autre relation qui suit dans la séquence,
entre B et C ou C et B (ou bien C et D, ou D et C), relation sexuelle,
ou de meurtre, ou d’appropriation de volonté, ou d’appropriation
d’un autre secret. Après ça, A n’a plus besoin
d’obtenir de B le même secret d’une autre façon,
(mais il peut obtenir de B, comme des autres personnages, un secret
différent d’une différente façon). La réversibilité
des actes d’appropriation de secret est possible, s’il se
trouve des deux côtés des secrets différents.
Pour les appropriations de volonté
: Si A impose sa volonté à B, cette imposition peut
provoquer une relation entre A (ou autre) et B, ou bien entre B et C
(ou A), relation qui peut être sexuelle, meurtrière, appropriation
d’un secretr, appropriation d’autre volonté. Après
ça, A n’a plus besoin d’imposer la même volonté
à B d’une autre façon (mais il peut, etc.).
La réversibilité est possible, naturellement entre
deux volontés différentes.
Ordre des séquences
Dans chaque permutation, après
qu’une action de meurtre a eu lieu, la victime ne peut plus accomplir
ni subir aucune action.
En conséquence; il est impossible que les trois actes de meurtre
aient lieu au début d’une permutation, parce qu’il
ne resterait plus de personnages pour rendre possibles les autres actions.
Même deux meurtres au début rendraient impossible le développement
de la séquence.
Un meurtre au début ouvre des permutations d’actions pour
3 personnages.
Le cas optimal est celui dans lequel les trois actes de meurtre arrivent
à la fin.
Les séquences données par l’ordinateur doivent pouvoir
révéler des chaînes d’événements
rattachés par des possibles liens logiques...
Dans la suite du synopsis, Calvino examine ce qu’il
appelle les "contraintes subjectives", c’est-à-dire
que l’on peut déduire de ce que l’on sait de la personnalité
de A (Belinda Kid ), B (la veuve Roessler), C (le jeune Inigo) et D (Ogiva).
Puis il observe :
Chaque personnage pourrait changer
dans le déroulement de l’histoire (après certaines
actions accomplies ou subies) : perdre certaines incompatibilités
pu en acquérir d’autres!!!!!!!!
Pour le moment on renonce à explorer ce domaine.
Il envisage ensuite les "contraintes esthétiques
(ou subjectives du programmeur)" et se demande :
Est-il possible qu’on tienne
compte dans les mêmes temps des contraintes subjectives et des
contraintes dites esthétiques?
Au cours de son exposé de juin 1977, Calvino présenta
les résultats de recherches préliminaires que nous avions
menées en nous limitant à la mise en œuvre de contraintes
logiques, celles qu’il appelait "objectives", et aux quatre
actants initiaux, baptisés Arno, Clem, Dani et Babi. J’avais
donc écrit ce que Calvino appela (cf. Atlas, p.331) :
une suite de programme de sélection
qui tiennent progressivement compte des contraintes que notre récit
doit respecter pour devenir acceptable « logiquement » et
« psychologiquement ».
Les programmes réduisaient le nombre de combinaisons
absurdes (certaines sont évidentes dans la liste ci-dessus) en
introduisant des matrices de compatibilité de nature à la
fois logique et sémantique. Mais cela ne suffisait pas encore pour
que l’explosion combinatoire soit réduite efficacement!
3. COMBINATOIRE ET ANTICOMBINATOIRE
La section 5 du chapitre Oulipo et informatique,
dans l’Atlas, utilise l’adjectif "anti-combinatoire"
par contraste avec le "combinatoire" de la section 3, consacré
à la poésie. Il s’agissait, dans notre esprit, de
souligner la nouveauté de l’approche calvinienne. Nous avions
bien souvent utilisé le concept d’une virtualité combinatoire
dans les structures poétiques et l’avions redécouvert
dans les poèmes de Jean Meschinot et de Quirinus Kuhlmann, ainsi
que chez Raymond Queneau, dans les Cent mille milliards de poèmes,
texte qui fut à l’origine même de l’Oulipo (10).
Il est clair que l’une des raisons qui ont conduit Calvino à
participer à nos travaux est ce souci que nous avions tous de maîtriser
la potentialité en littérature, souci qui conduit naturellement
à un retour aux sources et à une nouvelle "lecture
des classiques".
Dans le premier des Six memos (les Leçons américaines)
Calvino évoque, pour fonder son goût pour la "légèreté",
les acquis de la science moderne qui réduisent les objets à
des combinaisons d’éléments microscopiques (les "poussières
de bits" de l’Incendie), mais se réfère
en même temps à Lucrèce et à Galilée.
Car son projet fondamental, l’effort que toute son œuvre exprime,
c’est celui d’exprimer les choses dans leur totalité,
ou dans un mouvement qui tend vers la totalité : c’est l’effort
que s’imposera Palomar. Cela suppose une pleine conscience des racines,
une capacité exceptionnelle d’appréhension et de compréhension
de la forêt des chemins sur lesquels débouchent
les acquis de la culture. L’enchevêtrement de ces chemins,
de ces destins qui se croisent, les articulations innombrables d’architectures
imaginaires mais possibles (ou presque) évoquent à l’évidence
l’image du labyrinthe, c’est-à-dire du combinatoire.
Deux attitudes sont possibles ici : celle qui, devant la complexité,
se borne à la décrire, à en savourer, peut-être,
le parfum de gouffre, et celle qui veut en posséder la maîtrise;
c’est alors l’attitude du savant : celle de Calvino.
Cette maîtrise du combinatoire, c’est donc
bien la connaissance ou la construction de filtres anti-combinatoires,
ceux qu’offrent l’explicitation des structures, l’énoncé
des règles, la spécification des contraintes. Cela implique,
bien sûr, le renoncement à certaines formes de spontanéité,
le recours à des formalisations, à des calculs. Cela peut
impliquer aussi, avec le développement des nouvelles technologies
du traitement de l’information, l’utilisation des ordinateurs.
La continuité de la pensée calvinienne à cet égard
est exemplaire :
- dès 1958, La nuit des chiffres ("La notte dei
numeri") nous fait pénétrer dans la "salle
des machines" qui travaillent ... avec un ronflement
continu et des bonds vers le haut et vers le bas d’épaisses
feuilles perforées, comme des élytres d’insectes.
- en 1962, dans la revue qu’il dirige avec Elio Vittorini, Il
menabò, il publie son Défi au labyrinthe (Sfida
al labirinto) que l’on peut considérer comme un véritable
manifeste. C’est l’époque où, dans les pays
anglo-saxons se déchaîne la polémique Snow-Leavis
sur "les deux cultures". Contrairement aux intellectuels français,
les italiens entrent vigoureusement dans le débat, notamment avec
Vittorini et ses Due tensioni, œuvre posthume que Calvino
commentera, en 1967, dans son essai, Vittorini : progettazione e letteratura.
C’est la même année, d’ailleurs, que paraît
Cybernétique et fantasmes, dont le sous-titre est : de la littérature
comme processus combinatoire, et où Raymond Lulle, l’"ars
combinatoria" et Raymond Queneau sont longuement évoqués.
La même année, Calvino écrit La mémoire
du monde, une nouvelle très "borgesienne" (la chute
présente d’ailleursune certaine similitude avec celle que
l’on retrouvera dans L’incendie), où le narrateur
décrit l’activité d’une organisation gigantesque
d’archivage où toutes les connaissances de l’humanité
sont stockées :
... Et tout ce matériel passe à travers un processus de
réduction à l’essentiel, de condensation, de miniaturisation,
dont on ne sait pas encore quand il va s’arrêter; de même
que toutes les images existantes et possibles sont archivées
dans de minuscules rouleaux de microfilms, et que des bobines microscopiques
de bandes magnétiques renferment tous les sons enregistrés
et enregistrables. C’est une mémoire centralisée
du genre humain que nous avons l’intention de construire, en cherchant
à l’emmagasiner dans l’espace le plus restreint possible,
sur le modèle des mémoires individuelles de nos cerveaux.
- entre 1969 et 1973 se construit l’édifice "euclidien"
(ou même "hyper-euclidien") du Chateau des destins
croisés, et en 1973, c’est enfin L’incendie
de la maison abominable. On appréciera l’accélération
récente des progrès technologiques en observant qu’en
1973, donc quinze ans après La nuit des chiffres, on parle
encore de "cartes perforées"!
- en 1975, Einaudi publie Idem, un volume consacré au
peintre Giulio Paolini. Calvino en a écrit la préface, La
squadratura (L’encadrement), où il confronte le travail
du peintre et celui de l’écrivain. Il établit un parallèle
entre le "cadre" en peinture et les "incipit" en littérature
et, dans l’édition Mondadori (11), Bruno
Falcetto commente ainsi une version qui demeurera inédite de cette
préface :
... on reconnait sans difficulté
la cellule germinale du journal de Silas Flannery, huitième chapitre
de Si par une nuit d’hiver un voyageur et dans une certaine mesure
centre stucturel du livre.
Si par une nuit d’hiver sera le dernier roman combinatoire
de Calvino, et c’est dans le huitième chapitre que Lotaria
explique à Flannery comment elle "lit" un roman :
Elle m’a expliqué
qu’un ordinateur dûment programmé peut lire un roman
en quelques minutes et dresser la liste de tous les vocables contenus
dans le texte, par ordre de fréquence.
[...] Qu’est-ce en effet que la lecture d’un texte, sinon
l’enregistrement de certaines récurrences thématiques,
de certaines insistances dans les formes et les significations? La lecture
électronique me fournit une liste des fréquences qu’il
mr suffit de parcourir pour me faire une idée des problèmes
que le livre pose à une étude critique. (12)
Le chapitre six avait déjà évoqué
« l’OEPHLW (Organisation pour la Production Electronique d’Œuvres
Littéraires Homogénéisées) » dont l’activité
est à la lecture de Lotaria ce que la synthèse est à
l’analyse. Il y a là une dualité qui orientera aussi
le travail de l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée
par la Mathématique et les Ordinateurs), fondé à
l’initiative de Jacques Roubaud et moi-même, en 1980 (13),
dualité qu’exprime bien l’adage fameux de Claude Levi-Strauss
: « La preuve de l’analyse est dans la synthèse. »
Dans Un roi à l’écoute, le troisième
(et dernier achevé) des textes de Calvino sur les cinq sens, «
le cliquetis des machines électroniques » rassure
le roi immobile, tandis qu’
une foule d’opérateurs
fait entrer en mémoires de nouvelles donnée, surveille
sur les écrans des tabulations compliquées, extrait des
imprimantes de nouveaux rapports... (14)
Mais l’angoisse de la multiplicité proliférante
peut être vaincue puisque Calvino pourra dire, dans le quatrième
des Six memos :
...je crois que toute forme de connaissance
doit aller puiser dans ce receptacle de la multiplicité potentielle.
L’esprit du poète, tout comme l’esprit du savant
à certains moments décisifs, fonctionne par association
d’images, suivant un processus qui constitue le système
le plus rapide de liaison et de choix entre les formes infinies du possible
et de l’impossible. l’imagination est une sorte de machine
électronique : en tenant compte de toutes les combinaisons possibles,
elle choisit celles qui obéissent à une fin, ou qui sont
tout simplement les plus intéressantes, les plus agréables,
les plus amusantes.
Les deux memos qui suivent (ou devaient suivre)
ce texte sont intitulés Multiplicité et Consistance.
Ce sont là des concepts qui sont évidemment essentiels pour
Calvino. Et c’est parce que nous ne maîtrisions pas encore
les phénomènes linguistiques et littéraires, en particulier
les conditions de "consistance" sémantique et stylistique
qui permettent de réduire la "multiplicité" dans
l’appréhension d’un texte, que L’ordre dans
le crime est demeuré inachevé.
Mais en vingt ans, les choses ont beaucoup avancé,
tant sur le plan d’une meilleure connaissance des structures linguistiques
et littéraires, que sur celui des systèmes technologiques
capables de manipuler ces structures afin d’en exploiter le fonctionnement
pour la synthèse et l’analyse des textes. Lorsqu’on
lit un roman comme celui de Richard Powers, Galatea 2.2 (15),
dans lequel un écrivain, "humaniste en résidence"dans
un Centre de Recherches Avancées, aide un spécialiste de
la "neurologie cognitive" à élaborer un système
informatique capable d’absorber les chefs d’œuvre de
la littérature mondiale pour devenir à son tour un expert,
on s’aperçoit que le projet calvinien n’est peut-être
pas loin d’aboutir... et qu’en tout cas, comme thème
littéraire, il demeure bien vivant!
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au texte <<
- Ce texte est une version étendue d’un
exposé présenté à la librairie italienne
La Tour de Babel, à Paris, le 17 octobre 1995, à l’invitation
de Mazrcle-Paul Schützenberger.
- Le scribe, texte n°XLVI (rédigé
en novembre 1986) dans Le métier des autres. Version française
de Martine Schruoffeneger, Gallimard 1992, p.315.
- p.1242 du volume III des Romanzi e racconti de Calvino,
publié par Mondadori en 1994.
- Gallimard, 1981,1988, « Folio essais »
n°109.
- N° 274, février 1990, p. 41.
- Prologue d’Esther Calvino à La grande
bonace des Antilles, p.8.
- La traduction française due à André
Maugé fut publiée par Gallimard en 1994.
- Cahiers de lexicologie, vol. 3, 1961, p. 53.
- L’intelligence artificielle. Presses universitaires
de France, 1968, p.93.
- Cf. Claude Berge : Pour une analyse potentielle de
la littérature combinatoire. in Oulipo : La littérature
potentielle. Gallimard, 1973,1988, « Folio essais » n°95.
- Calvino : Romanzi e Racconti, vol.II, p.1383.
- Si par une nuit d’hiver un voyageur, traduit
par Danielle Sallenave et François Wahl, Seuil 1981, p.199.
- Cf. Paul Braffort et Josiane Joncquel : Alamo, une
expérience de douze ans, in Alain Vuillemin et Michel Lenoble
: Littérature et Informatique, Artois Presses Université,
1995, p.171. Ce texte se termine d’ailleurs par la citation de
Cyberbétique et fantasmes (loc.cit., p.18) : « Quel serait
le style d’un automate littéraire ? Je pense que sa vraie
vocation serait le classicisme ... »
- Publié dans Sous le soleil jaguar dans une
traduction de Jean-Paul Manganaro, Seuil, 1994, p.89.
- Roman de Richard Powers, publié par Farrar,
Strauss et Giroux en 1995.
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