Sciences et techniques / Physique et autres sciences : Psychologie |
Conscience et réflexivité dans le dialogue de la Science et de la Littérature
1.
Remarques préliminaires
Le domaine auquel est consacré notre colloque s'inscrit dans la continuité d'une histoire culturelle fort ancienne. Les rapports de l'âme et du corps ont fait l'objet et font encore l'objet de spéculations dont on peut trouver l'expression dès la plus haute antiquité. Longtemps unies, l'imagination poétique et la spéculation scientifique se sont peu à peu séparées, puis se sont engagées, l'une dans l'émotion et l'ineffable, l'autre dans l'expérimentation et la spécialisation. Les débats qui se sont succédés ont alors permis de préciser une typologie des écoles de pensée, d'identifier des "obstacles épistémologiques" et parfois de les surmonter. Certains moments de l'histoire culturelle ont marqué des ruptures, d'autres des tentatives de synthèse. Celui que nous vivons aujourd'hui montre la persistance, au-delà des conflits traditionnels, d'un malaise général qui ne met pas en cause les acquis de l'expérience, mais leurs conséquences épistémologiques. Ce malaise, n'épargne d'ailleurs aucune discipline : les sciences et les techniques comme les humanités. La "triade" corps - âme - esprit est exemplaire, ici, en ce qu'elle soulève un grand nombre de problèmes dont les corrélats, si l'on en déployait complètement les ramifications, recouvriraient sans doute la totalité de l'horizon des connaissances. Dans ce réseau foisonnant, on peut identifier un sous-ensemble où les échanges sont particulièrement vifs : celui qui s'organise autour de la notion même de conscience avec les progrès de l'analyse neurophysiologique et psychologique, le réveil d'anciennes questions de linguistique et de logique, etc., avec leurs conséquences thérapeutiques et pédagogiques. C'est précisément là un domaine où les résultats expérimentaux se sont récemment multipliés grâce à l'exploitation de nouvelles technologies telles que l'IRMF (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle), qui posent de nouveaux défis aux théoriciens et aux philosophes. Comme cela avait été le cas après la percée de la génétique moléculaire, à la fin des années soixante, ce regain s'est traduit par la publication (à divers niveaux de spécialisation et de technicité) de nombreux ouvrages relatifs aux problèmes de la conscience. Leur flux rejoint celui, plus ancien, mais pratiquement ininterrompu, qu'avait engendré, à la même époque, l'apparition de l'expression "intelligence artificielle". La chaleur des discussions n'a fait ainsi que croître ! [2] La vivacité des controverses est liée à la conjonction de plusieurs facteurs : - Situation toujours contestée du domaine de l'inconscient en ce qui concerne l'héritage de Freud (on se souvient des objections méthodologiques de Popper comme des quolibets assassins de Nabokov). En même temps le mouvement "cognitiviste" et son approche multidisciplinaire ne laisse pas d'inquiéter certains. - Malaise de certains auteurs (écrivains, sociologues, philosophes) devant des progrès expérimentaux dont ils condamnent l'orientation sous les noms infamants de "réductionnisme", "positivisme", "scientisme", etc. (le développement rapide de la biologie moléculaire suscite le même effroi). - Mouvement général de repli et de pessimisme relatif à tout projet de connaissance, qui cherche une justification dans certains résultats spectaculaires de la logique mathématique (Gödel) ou de la physique quantique (Heisenberg). L'adjectif "postmoderne" qualifie assez bien ce mouvement dont Lyotard a été l'emblème [3] . En même temps quelques auteurs bien intentionnés croient pouvoir abattre ce fameux "rideau de fer" entre les deux cultures (que Snow dénonçait) à l'aide de métaphores mal contrôlées [4] . Ici comme là les métaphores font florès ! Or s'il est une métaphore qui a joué un rôle important dans les discussions relatives à notre "triade", c'est bien la métaphore du "cerveau-machine". Riche d'un passé littéraire prestigieux, elle a même nourri - et nourrit encore - les manifestations d'une sorte de "complexe de Frankenstein". Le roman de Mary Shelley paraît en 1818, c'est-à-dire immédiatement après le mouvement des "Luddites", ces ouvriers anglais du textile qui tentèrent de briser les machines susceptibles de les priver de leur emploi. Cette métaphore qu'Alan Turing, Michael Arbib et bien d'autres ont illustrée et qui débouche, avec Marvin Minsky, sur le concept d'"intelligence artificielle", suscite l'indignation de beaucoup. Intenable sur le plan des structures matérielles, elle a pourtant montré son efficacité, ne serait-ce qu'en suscitant l'invention du concept de "réseaux neuronaux". Ici le dialogue de la science et de la littérature s'avère, une fois de plus, fructueux : les écrivains reprennent l'initiative, évoquant la simulation des activités intellectuelles [5] , imaginant aussi des structures hybrides où des composants informatiques sont implantées dans un être vivant [6] . Dans un livre récent [7] j'observais que seule une prise de conscience des contraintes linguistiques associées à la représentation des phénomènes permettrait d'éviter l'illusion métaphorique. Il deviendrait alors possible d'identifier les instances, plus nombreuses qu'on ne croit, où c'est l'art, y compris la littérature, grâce à l'invention de certaines techniques, qui a montré le chemin à la science en proposant des schémas épistémologiques originaux. Je me propose d'illustrer ici ce point de vue en examinant
plus particulièrement un domaine dont l'importance pour nos débats me
semble essentielle : celui de la réflexivité, reflet de
miroir ou boucle de rétroactivité. Seule, dans tout le domaine de la
science, en effet, la conscience demande, pour être étudiée, la mise
en ouvre de l'objet même de cette étude. Paul Valéry exprime cette situation
avec sa coutumière lucidité lorsqu'il déclare, dès 1900 : « Je
ME pense, donc je suis. » (cf. note 25).
A ce schéma du cercle, séduisant dans sa simplicité et son universalité, de
nouvelles métaphores viendront alors s'ajouter. mais la métaphore maîtresse,
ici, demeure l'analogie"cerveau-machine", objet de dénonciations
et de protestations insistantes, mais dont l'examen critique et l'évaluation
objective pourraient apporter des lumières précieuses sur le fonctionnement
de l'argumentation scientifique dans le domaine qui nous intéresse et
constituer, de plus, un nouvel et fructueux épisode du dialogue de la
science et de la littérature. 2.
Conscience de la conscience et de l'inconscient
Mais un jour, fracassant de la pensée les strates |
(1) Cette
phrase contient cinq mots. Raymond Smullyan [22] |
Au concept de "réflexe", on associe ceux de "réflexion", de "réflexivité". Ces derniers termes évoquent à leur tour ceux d'involution, de "cercle vicieux" et, au-là, des procédés littéraires comme la mise en abyme et des structures technologiques comme les boucles de rétroaction. Ce voisinage lexical est-il significatif ? Eclaire-t-il les tentatives de modélisation de la pensée, permet-il de préciser la signification profonde de la fameuse métaphore ? Il fournit en tout cas l'occasion d'éprouver la valeur du travail prémonitoire des écrivains et des artistes, au regard de celui des scientifiques et des techniciens.
Les schémas circulaires (ou, plus généralement, les schémas dont le graphe présente un ou plusieurs circuits - ou boucles) apparaissent aussitôt que la recherche anatomique et histologique permet de représenter graphiquement les constituants du système nerveux. Mais ils sont aussi présents, bien entendu, dans les autres manifestations de la culture.
3.1. Précurseurs : les cercles inscrits
A l'occasion d'une réédition de son livre Les métamorphoses du cercle [23] , Georges Poulet observait, dans un Post-scriptum :
. presque insensiblement, l'ouvrage, en se développant, substitue au cercle métaphysique dont il reconstituait abstraitement le tracé, un autre cercle fait de sentiments, de réflexions, de rêveries, de prises de conscience, bref le cercle dans lequel toute pensée humaine s'entoure et au centre duquel elle siège naturellement [.] s'il y a quelque part des phénomènes qu'on peut décrire comme des « métamorphoses du cercle », c'est probablement dans les limites d'un espace rigoureusement subjectif qu'ils ont lieu.
Jean Starobinsky, dans la préface qu'il a écrite pour la seconde édition, évoque aussi un autre ouvrage de Poulet, La conscience critique [24] , qui contient un chapitre intitulé « Conscience de soi et conscience d'autrui » où le travail de la critique est présenté comme "redoublement mimétique de la pensée".
L'étude de ce phénomène de redoublement est au cour de la recherche personnelle - demeurée secrète jusqu'à sa mort - de Paul Valéry. On en trouve de nombreuses traces dans ses Cahiers [25] . Dès 1897 il écrit : « la conscience consiste à se rendre compte des opérations de la pensée qu'on pense - presque en même temps. » En 1900, il ajoute, je l'ai signalé plus haut : « Je me pense, donc je suis. » Et en 1922, après en avoir longtemps écarté la problématique, il déclare : « L'inconscient se reconnaît à ceci : qu'il a forme de réflexe. »
Dans les deux volumes des Cahiers, on trouve plus de cent évocations de ce thème, souvent associées à la notion de cycle, à des schémas circulaires qui peuvent appartenir à des organisations "réelles" ou purement symboliques.
3.2. Visiteurs : les cercles logiques
Le schéma du cercle est présent dans les formes les plus anciennes de la civilisation [26] . Lié à de nombreux modèles cosmologiques, il trouve un écho dans l'articulation des modèles cinétiques de la matière et de l'irréversibilité thermodynamique [27] . Il joue aussi un rôle important dans l'éthique et l'épistémologique de Nietzsche [28] où il est associé au concept, plus proprement logique de "cercle vicieux" (notamment dans Le gai savoir et dans Au-delà du bien et du mal). Valéry, qui le critique souvent, s'intéresse plus particulièrement à la logique nietzschéenne lorsqu'il dit (Carnets, I, p.567, 1921) : « La valeur de Nietzsche est dans l'essai d'une « logique » à base réflexe. » En 1942 il dessine, en marge du carnet en cours trois couples de serpents dont chacun mord la queue de l'autre : un schéma qui s'inscrit dans la tradition ésotérique et qui anticipe évidemment Escher [29] .
Mais, depuis le début du vingtième siècle, les schémas réflexifs en logique ont démontré leur possible nocivité. Tirant parti des progrès des techniques de formalisation (notamment d'arithmétisation) de l'expression mathématique, Kurt Gödel effectue, en 1930, une "traduction" du célèbre "paradoxe du menteur", connu depuis l'antiquité grecque pour en tirer des théorèmes d'incomplétude et d'indécidabilité dans certains systèmes formels. Ce résultat certes important pour les recherches en théorie de la démonstration - comme les théorèmes équivalents démontrés par Post, Kleene, Turing, Church, Markov, etc. - devient l'un des vecteurs d'une vision négative - ou tout au moins relativiste - de la connaissance (avec le "principe d'indétermination de Heisenberg" et le deuxième principe de la Thermodynamique) dont usent bien des polygraphes en mal de respectabilité intellectuelle.
3.3. Utilisateurs : le renversement des paradoxes
Dans le Dictionnaire de l'ignorance [30] la contribution de John Stewart, intitulée La relation du corps et de l'esprit, souligne cette difficulté conceptuelle que tant d'auteurs ont indiquée : « En ce qui concerne la tache aveugle dans notre champ visuel, nous ne voyons pas que nous ne voyons pas ; de même, par rapport à la conscience, nous ne sommes pas conscients de ce dont nous ne sommes pas conscients. » L'auteur déduit de cette aporie la nécessité d'une remise en cause radicale des "sciences cognitives" et, au-delà, de la « physique mécaniste comme unique modèle de la scientificité ». Mais, avant d'en arriver là, on peut aussi s'intéresser aux situations pour lesquelles une situation de conflit logique n'est pas un obstacle, mais au contraire un tremplin pour une nouvelle créativité. C'est ainsi que certains paradoxes de la logique, en particulier celui de Berry, ont été utilisés par Evert Beth, puis par Gregory Chaitin, pour mettre en forme une théorie de la complexité des algorithmes.
Voici maintenant deux autres exemples dont la juxtaposition est significative à mes yeux.
Le premier appartient au domaine de la littérature. C'est là que les premières manifestations des possibilités de la réflexivité ont été éprouvées. Elles sont omniprésentes dans l'ouvre de Borges où elles apparaissent même comme un signe distinctif [31] . Elles sont aussi largement représentées chez Nabokov, en particulier dans Feu pâle, dans La transparence des choses et dans Regarde, regarde les arlequins où les effets de miroirs et l'ambiguïté diégétique sont portés à leur maximum. Cet aspect a été bien étudié par Robert Alter qui rappelle le rôle essentiel, après Cervantes et Fielding, avant Fowles et Queneau, de Sterne et Diderot [32] .
Dans, Le récit spéculaire [33] , Lucien Dällenbach s'est efforcé de mettre au point une typologie de la problématique en partant de Gide, puis en évoquant L'âne d'or d'Apulée et Princesse Brambilla, d'Hoffmann. De nombreux concepts utiles à l'analyse du phénomène sont explicités dont celui de "boucle programmatique", de "pivot", etc.. On retiendra en particulier, dans la deuxième partie (Pour une typologie du récit spéculaire), dans le chapitre IV (Texte et code en spectacle), la section 2 : La monstration du code et dans le chapitre V (L'émergence des types), la section 3 : L'émergence de l'abyme où, après des références à Proust, Beckett. et Poulet, l'auteur évoque Gödel et Beth. et dessine une figure d'écus placés en abyme, d'allure très fractale : encore un mariage entre la science et la littérature !
Le deuxième exemple annoncé ci-dessus appartient au domaine de la technologie plus qu'à celui de la science, mais il fournit une transition naturelle avec la "métaphore" et ses controverses. On sait que les "schémas analogiques" utilisés en simulation (jusqu'aux années soixante-dix) étaient composés d'éléments fonctionnels, "intégrateurs" et "inverseurs", construits autour d'amplificateurs à courant continu [34] . Il s'agit donc ici de simulation plus que de calcul puisque la constitution de l'élément intégrateur est fondée sur la loi d'évolution dans le temps d'un courant électrique qui traverse un ensemble résistance-capacité. Mais l'idée remarquable qui préside au fonctionnement de ces machines et leur donne cette propriété d'universalité n'est pas là. Elle réside dans la structure rétroactive qui unit les éléments fonctionnels, structure que j'illustrerai pour le cas le plus simple, celui de l'inverseur :
Le triangle représente un amplificateur (à courant continu) à très grand gain G et à très haute impédance d'entrée. Lorsqu'on applique à l'étage d'entrée une tension électrique variable E(t), et que l'on boucle sur cette entrée la sortie S(t), la somme algébrique de E(t) et de S(t) doit être nulle (ou, tout au moins, infinitésimale et égale à e (t)), puisque, multipliée par un facteur infiniment grand (le gain G), zelle doit fournir une valeur finie. S'il en est ainsi, on aura bien S(t) = - E(t).d'entrée (qui reçoit E(t) + S(t)) de telle sorte que l'amplification de cet étage d'entrée, produise S(t). On a donc S(t) = G e (t) = G [ E(t) + S(t) ], d'où
S(t) = (G/1-G) E(t), une expression très voisine de (G/-G) E(t), c'est-à-dire de -E(t),
si G est très grand par rapport à 1. La sortie est ainsi asservie, par la boucle de rétroaction, à être l'opposée de l'entrée (l'utilisation, par les analogistes, du mot inverseur, n'est donc pas heureuse ici).
Nous sommes donc en présence ici, à nouveau, d'un schéma
paradoxal, mais paradoxal en un sens très particulier (différent
- au moins en apparence - des schémas paradoxaux de la logique ou de
la littérature) : en effet S(t), solution du problème posé pour
la construction d'un opérateur d'inversion est proportionnelle à l'erreur
{ S(t) - (- E(t) } : la solution n'existe que parce qu'elle est
entachée d'une erreur !
4.
Dans le jardin des métaphores
Oui, ce sont des reflets, images négatives,
Raymond Queneau [35] |
Dans un ouvrage important, mais rarement cité dans la
période récente [36]
, Philippe Bassine abordait la problématique de l'inconscient
dans la perspective d'une modélisation "cybernétique". Bassine
s'inscrivait ainsi dans l'héritage de Setchenov et de Pavlov, mais aussi
dans celui des créateurs anglo-saxons de l'intelligence artificielle,
sans oublier l'universel Kolmogorov [37] . Il a joué un rôle
essentiel, à l'issue de la seconde guerre mondiale, en redonnant droit
de cité aux recherches psychologique intégrant le concept d'inconscient
(banni à l'époque du gel jdanovien en même temps que certains aspects
de la physique quantique et de la théorie de la relativité).
Le paragraphe 73 du livre de Bassine est intitulé : Le courant heuristique dans la neurocybernétique moderne et le paragraphe 75 précise cette recherche, sous le titre : Du reflet des principes de fonctionnement des ordinateurs dans le travail des ensembles neuronaux réels. Au congrès international de Tbilissi, organisé par Bassine, deux intéressantes communications sont présentées qui complètent et précisent cette approche orignale : O.K. Tikhomirov (Artificial Intelligence and the problem of the Unconscious) et D.I. Dubrovsky (Information approach to the problem of unconscious).
Les premiers chapitres de l'ouvrage de Bassine offrent un utile raccourci historique des concepts de conscience et d'inconscient. Dès le paragraphe 22 : Brèves donnée biographiques sur Sigmund Freud, Bassine fait allusion au fameux "Projet" que Freud avait rédigé (puis laissé dormir dans un tiroir, en 1895. Il ne commente pas ce texte, mentionnant seulement la traduction anglaise de James Strachey, parue en 1954 [38] , mais ne connaît évidemment pas l'important travail de Karl Pribram et Merton Gill [39] .
Ces auteurs s'efforcent de désarmer les critiques que Strachey - après Freud lui-même - avaient formulé à l'égard du modèle [40] et rejoignent ainsi les recherches de Mc Culloch et Pitts, Turing, Minsky, etc.. Dans un article [41] au titre ambitieux : L'explication des métaphores, j'avais souligné l'intérêt de la tentative méconnue de Freud. J'avais également attiré l'attention sur l'ouvre impressionnante de K.J.W. Craik, "fellow" de l'université de Cambridge, psychologue et ingénieur extrêmement brillant, auteur d'un seul livre : The Nature of Explanation [42] , qui - à côté d'autres propositions et projets d'avant-garde - anticipe tous ces travaux, et en particulier ceux de Meltzer [43] , un des pionniers de l'Intelligence Artificielle à l'Université d'Edimbourg.
Dès 1895, et dès les premières de son essai, Freud se présentait en héritier de La Mettrie, et en ancêtre de Turing et de von Neumann :
L'intention est de fournir une psychologie qui soit une science naturelle : c'est-à-dire de représenter les processus psychiques comme des états déterminés quantitativement de particules matérielles spécifiables, rendant ainsi ces processus compréhensibles et non-contradictoires. Deux idées principales sont en jeu : (1) Ce qui distingue l'activité du repos doit être regardé comme Q, sujet aux lois générales du mouvement. (2) les neurones doivent être pris comme les particules matérielles. [44]
Les "particules matérielles" et les processus qu en décrivent la dynamique forment un image des "réseaux neuronaux" dans les expériences de simulation des activités nerveuses supérieures. Ces réseaux sont parfois appelés des "machines de Boltzmann" en ce sens que les équations qui décrivent leur comportement s'inspirent des modèles de la Physique statistique découverts par le grand physicien allemand.
Nous sommes donc ici au cour de la métaphore mais, comme dirait Queneau « Quelle est la signification de cette métaphore ? » Faut-il la prendre "au pied de la lettre" et il est alors facile de s'en gausser en mettant en évidence la non-identité des composants et des mécanismes qui sont à l'ouvre dans le cerveau et dans les systèmes informatiques. Ou faut-il au contraire, en approfondissant similitudes et différences, l'utiliser comme heuristique ? On peut noter à ce sujet que les arguments échangés (par Searle et Churchland, par exemple) ressemblent étrangement à ceux qui apparaissaient sous la plume de Taube et de Wiener dès 1960 [45] . L'agressivité de Dreyfus et de Searle ne le cède en rien à celle de Taube.
Il est donc important d'aller au-delà des généralités et des abstractions, et d'évaluer les modèles de l'intelligence et de la cognition à la lumière d'exemples particuliers, d'expériences de laboratoire ou d'expériences de pensée complètement spécifiées ou simplement ébauchées.
C'est bien ce que des chercheurs - après l'abondante littérature évoquée en 41 - tentent aujourd'hui en exploitant pour cela de nouvelles et enrichissantes métaphores.
En voici deux exemples :
- Dans son livre cité plus haut (note 19), l'Américain Alwyn Scott développe la métaphore d'une organisation "en étages successifs" des structures de l'univers. Il insiste sur la nécessité de construire l'interprétation des phénomènes situés à un niveau déterminé sur les propriétés du (ou des) niveau(x) qui le précède(nt). Le "réductionnisme" (d'ailleurs réfuté, sous sa forme simpliste dans le chapitre 5 (Is There a Computer In Your Head ?) est donc ici enrichi d'une sorte d'"expansionnisme" que traduit bien le titre du chapitre 9 (et avant-dernier) : Toward an Emergent Theory of Consciousness. Chemin faisant, l'auteur examine plusieurs propositions d'interprétation de type "physique", indiquant son scepticisme à l'égard du recours au "quantique" (cher à Roger Penrose) mais son intérêt pour l'exploitation d'un formalisme emprunté aux équations non-linéaires de la diffusion appliquées à la conduction de l'influx nerveux (équations de Hodgkin-Huxley).
- Dans les années quarante, le poète, cinéaste, dessinateur et éditeur polonais Stefan Themerson imagine un procédé de création littéraire "automatique" qu'il appelle "poésie sémantique" [46] . Ce procédé est repris par Raymond Queneau, puis redécouvert par Marcel Benabou et Georges Perec [47] . Il s'agit d'une technique d'"avalanche" (semblable au phénomène de la décharge dans les gaz) : partant d'un texte (court), on remplace chaque mot par sa définition dans un dictionnaire donné et l'on itère l'opération. L'amplification textuelle qui se produit ainsi peut se traduire par un schéma arborescent. Si l'on utilise alors les contraintes de la sémantique et de la logique pour éliminer les branches redondantes ou contradictoires (ce qu'avaient d'ailleurs proposé - mais non réalisé - Benabou et Perec), on peut rencontrer, après un certain nombre d'itérations, à une situation stationnaire qu'on pourrait alors appeler la "fermeture" sémantique du texte initial.
J'ai souligné, dans les publications citées dans les notes 34 et 41, que le rapprochement des concepts de "signification" et de "clôture" était en lui-même une indication forte du rôle fondamental des schémas en boucle. Il en va de même des formes diverses d'éveil soudain de la conscience qu'évoquent le HAHA de Faustroll et de Martin Gardner, le AA de Tzara et le AHA d'Arthur Koestler. Ce phénomène d'illumination soudaine est proche du sentiment de "synchronisation cosmique" décrit par Vladimir Nabokov. La boucle est ainsi le support du sens et l'actualisation de son parcours en permet la prise de conscience. On a vu que l'avalanche sémantique nécessitait la mise en ouvre de procédures éminemment réflexives. Tout comme, en logique, la preuve d'une vérité peut être rapprochée de la fermeture d'une expression formelle [48] , le fonctionnement des boucles de rétroaction est souvent fondé sur un paradoxe.
La modélisation permet ainsi de préciser les interrogations que nous nous posons sur les phénomènes de la conscience (mais aussi de l'inconscient). Elle fournit des lieux d'application et des techniques d'évaluation des théories et des modèles de l'esprit. On a vu, à cette occasion, que les esprits les plus littéraires peuvent être, autant que les scientifiques, à l'origine de suggestions fructueuses et même de découvertes, alliant, selon l'expression de Nabokov « la précision de la poésie et la fièvre de la science pure. » [49] .
[1] The
Mystery of the Mind : A Critical Study of Consciousness and Human
Brain. Prnceton University Press, 1975.
[2] Parmi
les ouvrages qui ont marqué, citons : L'homme neuronal,
de Jean-Pierre Changeux (Fayard, 1983), Le cerveau-machine, de
Marc Jeannerod (Fayard, 1983), L'inconscient cérébral, de Marcel
Gauchet (Hachette, 1992), et L'hypothèse stupéfiante, de Francis
Crick, l'un des héros de la génétique moléculaire (Plon, 1994).
[3] Les discussions
se sont récemment aigries à la suite de la publication du canular d'Alan
Sokal dénonçant l'abus de concepts scientifiques mal maîtrisés dans
divers domaines des "sciences humaines". Elles nous ramènent
ainsi à une forme nouvelle du fameux "débat des deux cultures"
qu'illustra naguère C.P.Snow.
[4] Je me
borne à citer ici Katherine Hayles et les co-auteurs, critiques
et philosophes de Chaos and Order, Complex Dynamics in Literature
and Science (Chicago University Press, 1991), mais aussi les écrivains
Michel Rio, Michel Houellebecq, etc..
[5] Dès 1966
avec Primo Levi et sa nouvelle Le versificateur (in Histoires
naturelles, Gallimard1994, p.27), plus récemment avec Richard Powers
et Galatea 2.2 (Farrar, Strasuss et Giroux, 1995).
[6] Michael
Crichton, qui n'est pas seulement l'auteur heureux de Jurassic Park
et de la série télévisée Urgences, en a donné un impressionnant
exemple avec son Homme terminal (Laffont, 1994), dont l'original
a été publié en 1972.
[7] Paul Braffort :
Science et littérature. Les deux cultures, dialogues et controverses
pour l'an 2000. Diderot, 1998.
[8] Poèmes
et problèmes, Gallimard, 1999 (traduction Hélène Henry, légèrement
revue par moi), p.131. [9] Le
cerveau-machine, Fayard, 1983, p.11. L'édition originale fut publiée
en 1747.
[10] Dans
les Nouveaux essais sur l'entendement humain, il parle des « perceptiones
sine apperceptione seu contientia ».
[11] L'homme
machine, Nord-Sud, 1948, p.45.
[12] L'inconscient
cérébral, Seuil, 1992.
[13] Gauchet,
loc.cit., p.65.
[14] Sa contribution
à l'ouvrage collectif De la méthode dans les sciences (Alcan,
1920), intitulée Psychologie, offre une mise au point précieuse.
[15] Traduit
de l'anglais par A. Monod. On notera les titres de certains chapitres :
IV. L'âme est-elle un mécanisme ; VI. Le mouvement réflexe
et la pensée ; IX. Le siège de la conscience.
[16] Schleicher,
190 ?.
[17] Deux
essais fameux d'Huxley ont été récemment réédités : Les portes
de la perception et Le ciel et l'enfer (aux Editions du Rocher).
[18] La
vision extra-rétinienne et le sens paroptique, 1920, réédité en
1964.
[19] Stairway
to the Mind. THE Controversial New Science of Consciousness. Copernicus,
1995.
[20] On
the Nature of Consciousness. Cognitive, Phenomenological and Transpersonal
Perspectives. Yale University Press, 1995.
[21] The
Symbolic Species. The Co-evolution of Language and the brain. W.W.Norton
& C°, 1997.
[22] Quel
est le titre de ce livre ? Dunod, 1981, p.224.
[23] Flammarion,
1979 (la première édition était parue chez Plon en 1961).
[24] Réédité
par José Corti en 1986.
[25] Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1973-4. Voir, dans le volume I, la section
Soma et C E M (pour Corps Esprit Monde) et dans levolume II,
la section Conscience (pages 203 à 249.
[26] Voir,
par exemple, Mircea Eliade : Le mythe de l'éternel retour,
Gallimard, 1969.
[27] Abel
Rey : Le retour éternel et la philosophie de la physique.
Flammarion, 1927.
[28] Cf.
Babette Babich : Nietzsche's Philosophy of Science. State
University of New York Press, 1994. [29] On trouvera
une bonne sélection de schémas paradoxaux dans Le livre des paradoxes
de Nicholas Falletta (Diderot, 1998).
[30] Sous
la direction de Michel Cazenave (Albin Michel, 1998).
[31] En particulier
dans Avatars de la tortue, paru en 1939, puis dans Tlön, Uqbar,
Orbis Tertius et Le temps et J. W. Dunne, deux textes parus
en 1940 (Gallimard, Pléiade I, pp. 452 et 686). Cet aspect a été étudié
avec beaucoup de finesse par John Irwin dans son livre The Mystery
to a Solution (John Hopkins, 1994), en particulier dans le chapitre
2 : Borges and the Paradox of Self-Inclusion.
[32] Partial
Magic. The Novel as a Self-Conscious Genre. University of California
Press, 1975.
[33] Seuil,
1977.
[34] Je reprends
ici une argumentation présentée dans ma communication qu premier Colloque
sur l'Histoire de l'Informatique en France (Grenoble, mai 1988), intitulée
Les digitales du Mont Analogue.
[35] L'explication
des métaphores in Les Ziaux, Gallimard, 1943, p.67.
[36] Le
problème de l'inconscient. Les formes non conscientes de l'activité
nerveuse supérieure. Editions de Moscou (traduction d'Elli Bronina),
1973. Seul Marcel Gauchet l'évoque dans son livre cité plus haut.
[37] Kolmogorov
(1903-1987) apporta des contributions décisives en logique, en calcul
des probabilités, en analyse et en théorie de l'information.
[38] The
Hogarth Press, 1966.
[39] Freud's
Project Re-assessed, Preface to Contemporary Cognitive Theory and Neuropsychology.
Basic Books, 1976. Une traduction française, due à Alain Rauzy, est
parue aux P.U.F. en 1986.
[40] « On
a souligné justement - remarque pourtant Strachey dans sa préface
- que dans la complexité des événement neuronaux décrits par
Freud, et dans les principes qui les gouvernent, on peut trouver plus
d'un indice relatif aux hypothèses de la théorie de l'information et
de la cybernétique dans leur application au système nerveux. »
(p. 292 de la référence 84).
[41] In L'être
et rébus publié par l'Ouvroir de Psychanalyse potentielle, 1990.
[42] Paru
en 1943, réédité en 1952 (Craig était mort tragiquement à l'âge de 31
ans).
[43] Handling
the Unconscious in A. Elithorn et R. Banerji (ed.) : Artificial
and Human Intelligence, p.251.
[44] Cf.
référence 34 , p.295.
[45] Cf.
Sidnet Hook (ed.) : Dimensions of mind. New York University
Press, 1960. Cet ouvrage publie aussi des interventions de Köhler, Feigl,
Brodgman, Putnam, Danto. et même Rhine, le théoricien de la parapsychologie !
[46] Stefan
Themerson : On Semantic Poetry. Gaberbocchus Press 1975.
[47] Marcel
Benabou : Presbytère et Prolétaires. Le dossier P.A.L.F.
Cahiers Georges Perec 3, 1989. [48] Comme
l'exprime bien la correspondance de Curry-Howard entre le Calcul des
propositions et la Logique Combinatoire..
[49] In Intransigeances.
Julliard, 1985, p.20.