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LE MYSTERE DE LA POESIE (à propos d'un essai de Jean Paulhan) [1] Première partie Précautions premières J'ai souvent marqué que dans un métadiscours - c'est-à-dire dans un discours qui traite d'une méthode et non d'un objet proprement dit - on se laisse facilement entraîner dans la chaîne implacable des mots, perdant ainsi rapidement de vue le sujet qu'on s'était proposé. L'abstraction même d'une métamathématique ou d'une métapoétique - pour prendre deux exemples courants - impose à la pensée de rigides articulations ; cette raideur risque de contraindre l'écrivain à de quelconques tautologies. Il lui faudra alors, s'il veut apporter des résultats effectifs, ne pas s'écarter un instant de cette matière sur quoi il travaille et dont il veut découvrir les lois. Il ne s'agit pas ici de présenter une critique du livre de Jean Paulhan [2] . Songez à ce que serait un discours sur un discours sur les discours sur la poésie - artifice épouvantable et stérile. Je voudrais seulement profiter de cet exemple qui nous est proposé, remarquable parce que le sujet qu'on y annonce est réellement traité et aussi parce qu'il n'y est pas exposé dans le vide, abstraction faite de tout le reste de l'univers. Je voudrais profiter de cet exemple pour indiquer des voies nouvelles de recherche, quelques aspects peu fréquentés du problème ; l'article tout entier sera donc un commentaire de Clef de la poésie par cela même qu'il s'efforcera d'en imiter la méthode et l'esprit. Notre exigence essentielle sera de conserver le contact avec le réel, de rester attachés au caractère concret des questions étudiées. Il nous faut partir de constatations évidentes ; plus est paraîtront pauvres et banales, plus nous serons surs de ne pas nous engager à la légère. Car la poésie est une réalité humaine. C'est une activité de notre espèce ; elle ne se développe pas en dehors du temps et de l'espace comme certains commentaires mal réfléchis pourraient le donner à penser ; elle une histoire... Dès qu'on étudie cette branche de la littérature, on se trouve en présence d'une matière déjà considérable, d'une tradition ancestrale. Comment s'y reconnaître ? Remarquons, tout d'abord, que pendant longtemps, les écrits dits poétiques se reconnurent à leur disposition typographique spéciale : ensemble de lignes possédant le même nombre de syllabes et terminées de syllabes phonétiquement identiques. La règle pouvait devenir plus complexe, mais l'essentiel était justement la règle. Bien entendue d'après une telle définition, il était très facile de reconnaître le caractère poétique d'un texte ; il suffisait de voir s'il était ou non écrit en vers. Mais un jour on s'aperçut que la différence était autre chose que ce seul aspect matériel. Bien plus, on se rendit compte que certains ouvrages de proses se distinguaient semblablement la masse tandis que les ouvres prétendues, jusque-là, poétiques, se révélaient n'être en rien originales et ne pas différer de simples récits, sinon par leur présentation et par la présents des rimes. C'est ainsi qu'il fut possible de parler de sentiment poétique pour certains passages de Rilke ou d'Alain Fournier alors qu'on s'en avouait incapable devant la Henriade ou la Grève des forgerons. Le phénomène que nous rencontrons ici est donc un déplacement de qualité poétique, qui de purement graphique devient émotionnelle. Ce qui fausse sans doute le problème, aux yeux de beaucoup, c'est qu'on a gardé le même mot : source de confusion et d'ambiguïté dans les commentaires. Mais - et c'est là surtout ce que l'on ne souligne pas assez - cette confusion possède des sources très explicables ; elle n'est nullement le résultat d'un hasard. Car c'est malgré tout, dans la poésie aux sens classique (sonnets, ballades, etc.) qu'on a découvert tout d'abord ce qu'on a pu appeler depuis le sentiment poétique. On voit bien maintenant qu'un tel accord mystérieux s'obtient sans le secours de rimes et parfois de rythmes (Eluard et tant d'autres), mais pourtant cette musique, comme Mozartienne, des formes éprouvées par l'usage, de Ronsard à Mallarmé, est l'une des composantes évidentes de ce sentiment si profond et si difficile à définir. Car ce premier regard objectif jeté sur notre littérature, nous met tout de suite en présence du mystère de la poésie. Il y a mystère parce qu'un même contenu : l'ensemble des mots, peut devenir ou non, suivant le moule dans lequel il se fige, l'origine d'une excitation intense notre sensibilité ; ici je ne puis que citer Jean Paulhan : À défaut d'exprimer le mystère de la poésie et même de le réfléchir, je puis savoir du moins, de quels éléments il est fait : c'est de pensée d'une part, et de langage de l'autre, d'idées et de mots, de sens et de sons. Une fois bien précisé ce point important, le problème se présente ainsi : étudier dans quelles conditions se produit l'émotion poétique, chercher empiriquement quelle réunion d'événements peut la favoriser, tout en s'appuyant sur une théorie pour dégager les conditions a priori.
Place de la poésie dans le monde
Le vieux traité de logique de Gratry contient cette phrase ravissante et plus que jamais valable : La philosophie devrait prier le genre humain de vouloir bien lui accorder, sans démonstration préalable, qu'il existe quelque chose que nous sommes que nous en sommes certains, et que le moyen légitime est rigoureusement scientifique d'arriver à cette certitude, et simplement d'ouvrir les yeux. On ne saurait rien ajouter à cette constatation élémentaire : la poésie est soumise aux mêmes nécessitent les deux autres activités humaines. Cette participation - dégagée de tous les nuages métaphysiques dont on l'entoure habituellement - cette participation à la vie tout entière, est justement ce qui saura rendre à la création artistique son caractère émouvant : Rilke nous le dira mieux que personne : Car les vers ne sont pas,
comme certains croient, les sentiments (on les a toujours assez tôt)
ce sont des expériences. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de
villes, d'hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut
sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les
petites fleurs en s'ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des
chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à
des départs que l'on voyait longtemps approcher, à des jours d'enfance
dont le mystère de s'est pas encore éclairci, à ses parents qu'il fallait
qu'on froissat lorsqu'ils vous apportaient une joie et qu'on ne la comprenait
pas (c'était une joie faite pour un autre), à des mélodies d'enfance
qui commençaient si singulièrement, à des jours passés dans des chambres
calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même,
à des mers,à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient
avec toutes les étoiles, - il ne suffit même pas
de savoir penser à tout cela... Ainsi la poésie est une forme - exceptionnelle, mais réelle - de la vie. Et puisque la vie est cette relation qui nous lie au reste du monde, ce fameux monde des objets, notre première tâche sera d'approfondir la nature de ces liens. Oh sans doute, les philosophes nous ont-ils montré combien il est facile d'étirer une relation, de la tendre jusqu'à ce qu'elle se brise, d'éloigner l'un de l'autre les deux termes à ce point que la relation même devienne antinomie. Mais c'est ce que nous ne ferons pas car notre premier souci ne sera pas un souci de philosophie, mais d'humanité. Au fond, la question essentielle est celle-ci : pourquoi intervenons-nous ? Les animaux eux, se contentent de subir en première approximation ; quel est donc le sens des initiatives que nous prenons ? (car si ce point est éclairci, peut-être pourra-t-on déduire la nécessité de la poésie...). Et c'est ici qu'il faudrait pouvoir citer en entier le très beau livre de Martin Buber : Je et Tu dont voici un passage caractéristique : Dès le degré le plus précoce et le plus confus de la vie personnelle, on peut observer à quel point ce besoin de la relation est un fait primitif. Avant même de percevoir des choses isolées, le vague regard de l'enfant cherche dans l'espace incompréhensible on ne sait quoi d'indéfini ; et dans les moments où, visiblement, il y a aucun besoin de nourriture, c'est sans but, à ce qu'il semble, que les gestes indolents de la main, lancés dans la vague, cherchent à saisir on ne sait quoi dans le vide. Dire que c'est un geste animal, c'est ne rien expliquer. Car ces regards justement, après de longs essais s'attacheront à une arabesque rose de tapis et ne s'en détacheront plus avant d'avoir entièrement compris l'essence du rouge ; et ces mêmes mouvements prendront une forme sensible et de la précision au contact d'un ours en peluche, en percevant pour la première fois avec amour et de façon inoubliable un corps dans sa masse solide. Dans les deux cas il y a, non par expérience d'un objet, mais explication avec un partenaire vivant, muet, mais agissant, du moins en imagination. Cette imagination toutefois n'est nullement une animation générale du monde ; elle est l'instinct qui fait d'une certaine chose un TU, l'instinct de relation cosmique qui, en l'absence d'un partenaire vivant et agissant, mais en présence de son image de son symbole, lui prête sa richesse propre pour le douer d'action et de vie. De petits cris inarticulés retentissent encore, obstinément et sans aucune signification dans le vide ; mais ces cria un, beau jour, deviendront inopinément dialogue. Mainte émotion qualifiée de réflexe est une truelle solide qui sert à la personne à se construire son monde. Il me semble que ce texte dégage de façon particulièrement nette de les conditions de notre éveil intellectuel : logiquement et chronologiquement, c'est l'instinct de relation qui nous est premier et qui nous met en présence des choses. S'il reste à voir comment ce premier contact se produit, il faut bien se pénétrer tout d'abord de ce que cette puissance qui nous pousse ainsi hors de nous-mêmes est essentiellement naturelle. Car si nous sommes faits de la même substance que le reste du monde - et commandant serait-il pas ainsi ? - il est normal qu'une solidarité de tous les instants nous unisse à ce reste. Ce qui manque à L'étranger (le héros d'Albert Camus), vous avez tous senti que c'était une certaine flamme toujours secrète est cependant vivante dans notre cour. Sans elle, il est impossible de vivre parmi les hommes ; c'est elle qui nous fait trouver de l'intérêt à la vie (il ne s'agit pas de savoir si elle a tort ou raison car toute dérobade est un suicide).. Mais puisque nous pouvons faire quelque chose, mais puisque nous pouvons avoir une action personnelle dans le monde, bien plus, puisque cette initiative nous est imposée comme un caractère essentiel de notre conduite humaine - c'est là que viennent se couvrit et amicalement déterminismes liberté - cette collaboration entre les choses et nous se révèle typiquement dans l'usage des mots (honneur des hommes saints langage !). Car si l'on exclut celles de nos activités qui ne tendent qu'à des fins purement animales : subsistance, profit, plaisir physique etc., il ne nous restait qu'à jouer dans le monde - directement au contact du réel (hommes d'action, aventuriers, etc.) ou à rejouer le monde après coup, c'est-à-dire après avoir observé ; on trouve ainsi l'origine de la parole et de l'écriture. Car les mots, eux non plus, ne tombent pas du ciel (il faudrait s'habituer à cette pensée qu'il ne tombe jamais rien du ciel que la foudre et la pluie Les mots qu'on parle ou qu'on écrit ne sont que les échos et les signes du monde. Cette description - c'est en cela que consiste essentiellement ce rejeu dont nous parlons - ne doit pas être envisagée d'un seul côté ; et d'ailleurs elle n'est pas réalisable d'une seule façon Pour en apercevoir les hivers aspects, remarquons que si nous ne sommes pas indifférents à ce qui nous entoure, si nous n'hésitons pas à engager toute notre activité dans cette direction, si nous condamnons l'étranger, c'est que la force qui nous pousse ne peut pas être fondée sur un simple phénomène de réaction, je vais dire par là, pendant ce langage de philosophie, que notre système des valeurs ne peut être fondé sur un simple sentiment de révolte. Car cette force qui est en nous et qui s'exprime de tant de façons différentes naît toujours spontanément ; qu'un tel amour (car c'est bien là le mot qui s'impose) nous entraîne sur le chemin de l'action immédiate ou sur celui de la contemplation, qu'il nous engage à choisir le jeu où le rejeu, dans l'un comme l'autre cas notre initiative est désintéressée : c'est pourquoi j'ai tenu à conserver le mot de jeu cher à certains anthropologues. Alors que la révolte est un sentiment d'origine essentiellement intime et presque physiologique, des valeurs sûres quoi se base notre appréciation de l'univers, sont ouvertes à toutes les formes d'existence. Nous pouvons les classer en trois catégories : celles qui peuvent qualifier nos rapports avec les objets, avec le monde de la matière (valeurs logiques) ; celles qui traitent de nos rapports avec les autres hommes (valeurs morales) ; celles enfin sur lesquelles est fondé notre dialogue intérieur, qui caractérisent notre personnalité originale (valeurs esthétiques). Toutes les autres se laissent naturellement ramener à une combinaison linéaire de ces trois types. Or la relation primitive dont parlait Martin Buber, la relation que je-tu qui devient ensuite le je-cela nous permet une séparation dialectique de ses termes : sujet et objet. Essayons tout d'abord de préciser les diverses formes que peut prendre la description du monde. Car dès que nous avons saisi hors de nous et immobilisé un objet, et que nous y appliquons notre attention, celui-ci devient la source de mille enquêtes possibles. Pour rejouer cet objet, nous pouvons l'imiter, en tant qu'il appartient à une famille plus générale d'objets, en tant qu'il possède des propriétés en commun avec d'autres et de ces propriétés nous pourrons faire une étude structurale. Ou alors, nous envisagerons ce que l'objet a d'unique, ce qu'il ne possède en commun avec aucun autre ; ce qu'il a d'inédit en cet instant même où nous le considérons, et alors nous sentirons que le moindre détail échappé à notre regard est irrémédiablement perdu. Si dans le premier cas on peut dire que la description de l'objet a été une description scientifique - ou tout au moins adoptant les procédés de la technique scientifique - dans le second cas, on pourra parler avec assez de justesse de description poétique ; mais attention, il ne s'agit pas encore de sentiment poétique. Qu'on nous permette à ce propos une citation tirée d'un livre de physique théorique assez bizarre et pourtant intéressant par moment : Pour qu'une description soit complète, il faut évidemment qu'on puisse, en connaissant les champs de ses variables, reconstituer l'impression totale et indivisible que l'on éprouve devant la nature observée .... .... En d'autres termes : si on nous donne un ensemble d'observations ayant la prétention de fournir une description complète d'un certain objet qu'on n'a jamais vu et dont on ne sait rien à l'avance, on doit pouvoir se former de cet objet une image tellement complète qu'on n'éprouvera plus une sensation de nouveauté quand on sera en sa présence.... .... bornons-nous à des mesures plus restreintes, par exemple la détermination de tous les champs de toutes ces variables qu'on voudra dans l'espace occupé par une simple feuille d'un arbre. Nous voici en présence d'un énorme ensemble de mesures : mouvement du référentiel principal de la feuille, déformation de chaque région de celle-ci, champs de densité de la matière, détermination parfaite de la variation d'un point à un autre, de la composition chimique. Tout figure dans cet ensemble de l'observation, rien ne semble avoir été oublié. Mettons maintenant cette imposante documentation à la disposition d'un savant, sans lui dire à quoi se rapportent les observations, la feuille qu'elles prétend représenter. Prions-le surtout de se faire une idée parfaite de l'impression qu'il aurait sentie si on le mettait tout à coup en présence de la feuille observée. Hélas, ce sera déjà un beau résultat si, après une longue recherche, il aura pu trouver qu'il s'agit d'une feuille, mais il ne faut pas s'attendre à ce qu'il ait trouvé ce qui fait que la feuille observée est elle-même et non une autre, ce qui fait qu'elle est unique. La confusion qui se fait jour ici qualité et quantité montre bien que ces deux concepts ne sont pas irréductibles et fait deviner le rôle singulièrement complexe du langage dans la description et la fréquentation des choses : on est en présence d'un problème très délicat et qui se laisse aborder par tant de côtés à la fois qu'il en est presque inabordable. Un mot - tout au moins un mot prononcé - est un son chargé d'une signification particulièrement riche, mais, le fait même que les mots sont des événements entraîne qu'une fois dits, ils modifient leur entourage initial. Ceci nous permet de prévoir que la description de l'objet ne pourra s'achever par une simple énumération exhaustive de qualités ; il y aura entre l'objet et le poète une suite d'échanges, d'approximations successives qui amèneront asymptotiquement l'un à la connaissance de l'autre - comme dit Claudel.
Où
l'on rencontre à nouveau le mystère Avant de poursuivre, il nous paraît indiqué de revenir un peu en arrière et de condenser en quelques phrases l'argument de ce qui précède. Nous sommes partis de bien peu de choses en somme : l'existence de l'homme dans le monde, de la solidarité qui unit ces deux terme naît chez l'homme un besoin de rejouer ce réel où il est plongé par une description de l'objet qui se présente à lui. Ceci rendu possible par l'existence d'un langage qui ne modifie évidemment pas cette propriété. L'ensemble I est de nature complexe, car le concept d'idée n'est pas un concept très clairement défini. Nous sentons plus ou moins nettement qu'il s'agit là d'une réalité essentiellement subjective, ne pouvant exister réellement qu'actualisée. Pour user d'une formule incomplète mais concise, on peut dire qu'une idée c'est quelque chose que l'on pense ; c'est pourquoi séparer une idée d'une autre idée, établir quand cesse l'une et quand commence l'autre est quelque chose de toujours bien risqué. Dans ces conditions, comment dénombrer l'ensemble des idées ? On pourra toujours dire que l'idée existe par le fait de l'esprit humain qui la pense ; et que cette pensée se réalise toujours en un temps fini ; on pourra dire qu'il n'y a sur la terre qu'un nombre fini l'hommes dont chacune des vies est elle-même d'une durée limitée ; qu'ainsi le nombre des idées semble devoir être fini. Mais un tel raisonnement n'est valable que s'il nous est possible de parler d'un nombre des idées. Si un tel nombre existe, il est nécessairement fini, mais on vient de voir qu'il n'était pas possible d'en donner une définition catégorique. L'ensemble de M (des mots) possède une autre propriétaire remarquable, c'est qu'on ne l'utilise jamais que de façon linéaire, c'est-à-dire qu'il est toujours possible de définir un ordre en spécifiant l'élément qui précède ou qui suit un élément donné. Il n'en est pas de même pour I. Bien plus les phrases dont le langage est fait et par quoi doivent s'ordonner les mots obéissent à une certaine syntaxe dans l'effet principal de restreindre les combinaisons possibles. Comme une phrase peut se caractériser abstraitement comme étant une certaine partie de M, l'existence d'une syntaxe implique qu'une certaine partie seulement de z(M) pourra être utilisée. Aucune restriction par contre pour z(I) ce qui ne veut pas dire que z(I) soit absolument quelconque ; en effet une partie de I c'est-à-dire un certain nombre d'éléments de I pris ensemble, un certain nombre d'idées considérées simultanément ne sont autres qu'une chose que l'on pense, c'est-à-dire aussi une idée. On n'a donc pas le droit de dire que I et z(I) sont identiques, mais on en exprimera la correspondance en disant qu'ils sont isomorphes. De quoi s'agit-il maintenant ? Nous sommes en présence d'un phénomène simple à énoncer sinon à expliquer, c'est-à-dire un passage du monde des mots ou de les idées. Voyons les choses de plus près : tout d'abord, nous ne le distinguons pas la parole de l'écriture, les deux concepts seront confondus dans le concept de langage ; les derniers progrès de l'anthropologie nous permettent de le faire, qui nous montrent, au niveau des centres nerveux, une reconstitution miniature des mouvements observés par la vue ou par l'ouie (voir à ce sujet quelques articles intéressants parus dans La Presse Médicale, dont je n'ai malheureusement pas la référence) ; en somme il s'agit également d'un rejeu au niveau psychique. La différence essentielle entre ces deux sens et par conséquent entre la parole écriture a été fort bien mise en lumière par Louis Lavelle : Le propre de la lumière étant de nous présenter un spectacle, c'est-à-dire un objet dans son extériorité totale, alors que le son nous annonce un événement, c'est-à-dire une réalité beaucoup plus subjective ; c'est là une forme de la dualité espace-temps. Mais il va sans dire que la lecture d'une ouvre littéraire et singulièrement d'un poème est un événement beaucoup plus que l'occasion d'un spectacle, ce qui justifie la simplification proposée. Le phénomène du langage est donc de transformer un ensemble d'objets de nature assez complexe, les mots, en une présence pensée à l'intérieur de notre esprit. Puisqu'en fin de compte il s'agit d'une description du monde par l'intermédiaire de ce langage, nous observerons, là aussi, deux formes possibles de réalisation. Les sensations que provoquent en nous les différents aspects de l'univers, dans la mesure où nous l'explorons, étant de la même nature (psychologique) que celles qui font écho à toutes les phrases que nous entendons, il est possible de faire une comparaison entre ces deux sortes d'expériences. Tantôt c'est sous la forme de listes objectives et forcément abstraites que se présentent nos impressions entendues ; elles correspondront dans notre esprit à une vision synthétique d'un groupe d'objets. Tantôt il ne nous sera pas possible de compartimenter les phrases, d'en isoler les composantes apparentes, bref d'en détailler la description. Celle-ci nous apparaîtra directement pensable, c'est-à-dire sur le même plan que l'ensemble des représentations issues de notre expérience immédiate D'un autre côté, remarquons qu'il est impossible de s'arrêter seulement à ce que les mots veulent dire, il faut considérer aussi ce qu'ils disent réellement ; la distinction que je fais ici n'est d'ailleurs qu'un reflet de la distinction classique (renouvelée par Heidegger) entre l'essence et l'existence. L'ébranlement sonore qui est le lieu de la réalisation physique la parole est à la fois chargé de sens et chargé de musique et cette musique n'est pas forcément une musique limitative. Bien sûr, on pourrait multiplier les exemples comme ceux des mots "écraser", "froissé" "clapotis", "beuglement", etc., en français comme dans toutes les autres langues. Mais il ne manque pas de mots, ils sont même la majorité, pour lesquels une telle correspondance est impossible à mettre en évidence. Pourtant ces mots, regroupés ensemble posséderont en plus leur signification habituelle, un chour de sonorités particulières qui viendra s'ajoute, dans notre appréhension de la phrase, au sens déjà compris. C'est ici que nous retrouvons le mystère de poésie. Ce mystère n'est par le passage des mots aux idées, ni celui de la musique aux images ; ces secrets-là sont ceux du langage et de l'ouie. Nous avions constaté la présence historique de la poésie rien que par cet inexprimable frisson qui la faits se distinguer de la prose et nous apparaissait mystérieux. En analysant les sources et les modes du langage, nous parvenions à isoler une possibilité de description poétique du monde, dans la mesure où cette description respectait l'originalité et l'intimité de l'objet. Mais il nous était facile alors de voir que cette notion de description ne pouvait pas être entièrement satisfaisante car la description suppose une extériorité de l'objet et du sujeti qu'il est parfois nécessaire d'introduire, mais au prix, dans ce cas, d'un certain arbitraire. L'émotion poétique naîtra, dans un esprit, de la rencontre et de l'identification d'une représentation suggérée par réel, ou imaginée, et de la compréhension d'un texte (parlé ou écrit). Si donc nous profitons de la formalisation présentée plus haut du problème du langage (passage du monde des mots au mondes des idées), il nous sera possible d'étudier systématiquement dans quelles conditions le sentiment poétique pourra être préservé, le mystère de la poésie évoqué et sauvegardé. Il ne s'agit pas de dévoiler le mystère, car il est ... inconcevable, mais banal ; obscur, mais rayonnant... il s'agit d'examiner, dans le cadre d'un tel formalisme, les propriétés structurales que doit présenter toute loi valable de la poésie. Nous retrouvons alors le but que s'était assigné Jean Paulhan. Trouver une application de l'ensemble des mots dans l'ensemble des idées ou, plus exactement, de z(M) dans z(I), c'est-à-dire de z(M) dans I, puisque I et z(I) sont isomorphes, c'est donner une loi qui, à tout élément du premier ensemble associe un élément du second sans qu'une telle relation soit nécessairement du biunivoque. Nous nous plaçons, naturellement, du point de vue du lecteur ; c'est le problème réciproque qui se pose pour le poète et, qui est, dans ce cas, infiniment plus complexe. Supposons découverte la loi de la poésie, ou mieux une loi de la poésie, car rien ne prouve qu'il n'y en a qu'une seule. Soit f l'application de z(M) dans I correspondante. Dans la pratique on ne résout le problème que dans un champ limité, c'est-à-dire que l'application n'est définie dans une partie de z(M) et ne recouvre aucune partie de I. Cherchons à quelles conditions satisfait f. À toutes structures algébriques du premier ensemble correspondra une structure induite dans le second. Pour que la composante descriptive de l'ouvre soit poétique au sens où nous l'entendons, il faut qu'elle nous donne de l'objet une image individuelle, inutilisable pour un autre. Mathématiquement, cela entraîne une biunivocité de la relation. Dans de telles conditions, il y a isomorphisme des structures sur z(M) et I. Si F (m, n,...) est un certain groupement de mots - c'est-à-dire une phrase en général - il lui sera associé dans l'ensemble des idées une certaine combinaison F' (i, j,...) ; c'est-à-dire que f (m) = i, f (n) = j, f (F) = F'. Les structures sont isomorphes quand on peut écrire f (F) = F' et f (F') = F. Principe de réciprocité admirablement mise en lumière par Paulhan, mais dans un formalisme qui manque de rigueur et que nous espérons avoir ainsi complété. Le problème poétique et donc de rechercher l'application f telle que f (F) = F' entraîne f (F') = F pour tout F qui se présentera dans le cadre de la recherche commencée -- ou pour tout F' - si l'on considère les idées comme premières. Je dois m'excuser, sans doute, de ce pénible exercice imposé au lecteur ; il s'agissait pour moi, d'une nécessité absolument impérieuse et je ne crois pas que les quelques algorithmes qui se sont introduits ici échappent tout à fait même à un profane. Pour plus de renseignements sur cette question, se rapporter au Fascicule de résultats sur la Théorie des Ensembles, publié par Bourbaki chez Hermann. Mais nous n'avons pas encore vu que le premier côté du problème, le côté purement descriptif. Abordons maintenant le second côté et considérons ce que les mots nous apportent de sonorités inédites ; à chaque groupe, c'est-à-dire à chaque élément de z(M) correspond une idée qui est l'impression musicale correspondante et qui échappe à toute logique systématique. Cette nouvelle relation, qui est une application de z(M) dans I, c'est-à-dire qui fait partie de la famille de f, n'est pas unique et donnée à l'avance ; elle est différente pour chaque poème ; le pouvoir d'évocation des mots, le sens dans lequel se dirigera l'évocation dépend en effet de l'ambiance générale de l'ouvrage, c'est-à-dire, en fin de compte, de l'application f particulière que l'on a dû choisir. Pour que le poème soit cohérent, il faudra que la suggestion dirigée et la suggestion instinctive qui se combinent ainsi, loin de se contredire, s'harmonisent et se complètent. Si les deux applications s'appellent f et g, il faudra que pour tout F, f (F) = F' = g (F), ce qui n'exprime pas d'identité de f et de g, la première seulement de ces deux fonctions étant biunivoque. Parvenu à ce point, on voit que mots et idées sont mêlés de telle sorte qu'ils en deviennent substituables et même indiscernables. En fin de compte, le problème se laisse résumer ainsi : trouver f telle que la fonction g qui s'y trouve automatiquement associée donne une application semblable de z(M) dans I . Donnons quelques exemples - de Francis Ponge (l'huître) : c'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles. C'est un travail grossier. - de Raymond Queneau (le pêcheur) : le petit pêcheur de poisson - d'Audiberti (stèle aux mots) : Les hommes, fleuve, un
seul tous les énonce, flot. - de Max Jacob (le laboratoire) : Passé et présent Poète et ténor On voit que ces poèmes sont rangés dans un ordre de puissance émotive croissante. Ponge ne sut que vous donner la description politique de son objet, il remplit parfaitement son propos, mais il ne nous a pas touché. Queneau, au contraire, associe une musique gamine au personnage amusant qu'il nous décrit et, dans le domaine limité qui s'offre à son pinceau, trouve, sans la nommer, l'application satisfaisante aux conditions plus haut dégagées. Audiberti, d'un souffle plus profond, trouve une solution également heureuse et nous fait partager le vertige des mots. Quand à Max Jacob... Qui oserait gâter de ses commentaires une merveille aussi parfaite ?. Pourtant une lecture attentive d'ouvrages aussi divers nous laisse, quand on la rapproche des considérations qui précèdent, une impression d'ensemble que je voudrais résumer maintenant. Le secret de ces réussites, le mystère de la poésie très dense qui se dégage de ces fragments, laisse entrevoir une structure commune : au lieu d'images ajustées, d'épithètes qui défilent (la mer est bleue, soleil rouge, les vagues sont molles, mon cour est triste), on assiste à une éclosion simultanée de toutes les parties du tableau. Un mot est à la fois un objet et l'élément d'un groupe de mots qui est un autre objet. Ceci correspond bien à propriété d'isomorphisme de I et de z(I). La linéarité habituelle du langage est abandonnée grâce à l'emploi d'images incomplètes, d'ellipses, de métaphores inattendues (et qui donnent une impression de relief dans la mesure où l'on sent quelque chose de sortir d'un dessous ténébreux). Enfin l'accord des sonorités et des significations permet un échange continuel, un équilibre harmonieux dans notre esprit, sans fatiguer l'oil astigmate qui n'arrive pas à accommoder (qu'on rencontre pourtant chez Ponge). Le point essentiel à retenir de ce qui précède, est que les lois de la poésie que l'on pourra découvrir ne seront valable que pour certains F (ou, si l'on préfère, pour certains F') seulement. Le fait historique indéniable est que l'on n'a pas encore trouvé une loi générale ; ce qui n'empêche pas d'ailleurs de penser qu'il en existe une, mais il suffira ici d'examiner le capital que nous possédons déjà. En outre, la nécessité de choisir certains F particuliers (soumis aux lois de la syntaxe) restreint le champ de f ; si on veut élargir ce champ, il est indispensable de se passer de tout ou partie de la syntaxe, ce qui justifie, dans un sens des tentatives de certains poètes modernes. Car il est bien de vouloir soulever tous les voiles. Mais l'existence d'une syntaxe n'est pas le résultat d'un hasard ; sa persistance et son développement à travers les siècles montrent qu'elle répond à une nécessité profonde : celle d'un charpentage de nos pensées. Si donc nous abandonnons la syntaxe, si nous élargissons le champ d'application de f, les nouvelles parties de I que nous recouvrirons seront des parties excentriques correspondant à des états de conscience anormaux, tels que le rêve ou la folie. Le fait qu'elles sont extraordinaires n'enlève pas de leur valeur à ces descriptions ; il indique cependant le caractère non impérieux de leur nécessité. Donnons un instant la parole à Tristan Tzara : L'identité fut entre le rêver la poésie est une des simplifications auxquelles souvent on a recours pour caractériser cette dernière en l'absence d'une vérification rigoureuse de leurs rapports. Une certaine parenté de nature à pu être décelée dans leurs manifestations respectives, en ramenant l'un et d'autres à des phénomènes d'automatisme psychique, dont les mécanismes, bien entendu, se touchent et s'influencent réciproquement si l'on consent à confondre leur théorique morcellement avec la réalité immédiate de leurs particularités. Mais l'automatisme psychique ne présente qu'un seul des aspects du problème, aussi pour ce qui est de l'aliénation mentale que de la poésie, par rapport aux rêves, démontre nettement l'insuffisance de cette méthode. On s'est efforcé pour plus de vraisemblance, de réduire la poésie, telle qu'elle devra être, à un mécanisme objectivement automatique. Sans dénier à celui-ci une vertu fonctionnelle et stimulatrice à plus d'un égard, il ne faut pas hésiter à voir dans l'exclusion des modes de penser de l'ensemble des éléments de recherche (seul mode auquel la poésie est rattachable), la valeur dérisoire des résultats acquis. Grains et issues, (Note
V : La transparence des choses et des êtres, la poésie) Cette conception de la poésie donnera de très belles réussites dont voici un exemple : Il y a un ciel de fête, des bouts de panier traînent dans le ruisseau musique et, par lambeaux, la chance s'accroche aux filets des pêcheurs avec des algues brodées à vide sur des gradins de cumulus. Tristan Tzara : L'antitête, (Le désespéranto : XX : Forains de bruyère) Sans doute, il faudrait être Mr Teste lui-même pour résoudre ce problème de la recherche d'une application f biunivoque dans un certain domaine et entraînant l'existence d'une seconde application couvrant le même domaine Valéry ne s'y trompe pas qui avoue : Mais je n'ai pas tous
les jours la puissance de proposer à mon attention quelques être nécessaires
ni de feindre les obstacles spirituels qui formeraient une apparence
le commencement, de plénitude et de fin, au lieu de mon insupportable
fuite....
Quatrième partie Le monde réel L'erreur de l'intellectualisme est en effet de considérer qu'une partie de la question, de ne pas donner toute la vérité. Ici cela consisterait à oublier que les mots sont avant tout un moyen d'expression, c'est-à-dire d'échange entre les hommes. En somme, la faute serait de négliger la valeur morale au profit des valeurs logique et esthétiques. Car il faudrait être insensé, et maintenant plus qu'en tout autre époque de l'histoire littéraire, pour ne pas voir combien résonne profondément la voix des poètes. Et lorsque nous avons parlé de jeu, c'était pour opposer la poésie à nos activités intéressées, correspondant à des préoccupations d'origine animale. En aucun cas nous ne considérerons un poème comme quelque chose dont on se rit, comme un simple exercice ou comme une évasion. Nous ferons nôtre cette réponse de Loys Masson à un poète : Vous m'écrivez : je ne vis que pour la poésie. Cela vous l'écrivez avec ce même liquide, l'encre, dont un juge ce soir se servira pour envoyer un condamné à la mort., et vous ne vous apercevez pas de l'horrible de votre aveu, vous ne comprenez pas que, cherchant à exalter la chose écrite - la chose d'encre - vous la naufragez. « Je ne vis que pour la poésie. » Vous ajoutez « Elle seule procure l'évasion , loin de ce monde étouffant de baïonnettes, de barbelés », de façon à ce qu'on ne puisse se méprendre, que l'on sache rien que c'est l'acte de démission qui vous importe, et lui que vous glorifiez. Écoutons maintenant une autre voix autorisée, celle de Claude Roy, nous décrire le poète, écrivain public : Aragon, Éluard, Loys Masson, leurs noms suffiraient à le rappeler, maintenant, si nous étions tentés de l'oublier. Non, la poésie n'est pas le fruit arbitraire et énigmatique de je ne sais quelle effusion, d'une fulgurante illumination qui descend sur le poète et le couronne d'une grâce ineffable, ne laissant d'autre trace que celle du poème, de l'ouvre complète en soi, en elle-même achevée. Le poème, nous le savons en toute certitude, aujourd'hui, c'est l'ouvre d'un poète, non ce n'est pas ce rêveur à nacelle, ce personnage pour dessus de cheminée inventé par un homme d'ailleurs actif, remuant, spirituel, grand voyageur, grand amant, et vivant à l'excès puisque le vin, les passions de l'amour et les débordements l'on conduit à quitter la vie fort prématurément. Tous les grands poèmes de nos lettres ont été écrits par des vivants, parfois de bons vivants, toujours de grands vivants. Ce n'est pas le poète avec un P majuscule qui a écrit les poèmes de Musset, mais Musset lui-même c'est-à-dire tout le contraire d'un héros lymphatique ; lunaire, égaré - un homme parfaitement lucide, parfaitement curieux de vivre et de vivre totalement si pleinement qu'il en a consumé sa vie comme une torche fonds brève. C'est dans le fond à une constatation de ce genre que nous invitait Rilke dans une citation faite plus haut, mais Loys Masson et Claude Roy vont plus loin en ce sens qu'il ne craigne pas d'associer une activité politique à l'activité poétique On voit clairement notre dessein maintenant : montrer que l'émotion poétique est à la limite d'un dialogue intérieur, d'une description objective mais originale, et aussi d'une intention sociale. Nous avions dit dès le début notre désir de rester en contact avec le réel sous toutes ses formes. Mais était-ce possible si l'on négligeait certain formes de la poésie au profit de certaines autres, si l'on monde ne montrait pas que chacun a raison dans un certain domaine, et surtout si l'on oubliait cette forme renouvelée : la poésie politique, si singulièrement émouvante aujourd'hui. Nous avons voulu obtenir une identité dans l'esprit entre l'objet pensé et le reflet intérieur du mot qui le désigne ou, plus souvent, des groupes de mots qui le suggèrent ; mais les objets ne nous proposent qu'une forme statique de la description. Lorsqu'on s'intéresse aux événements, qu'on se laisse entraîner par une émotion plus vaste, on ne peut manquer d'apercevoir le côté humain et en quelque sorte social du problème. Dans ces conditions, si l'apparition d'une véritable émotion poétique nécessite dans le cadre de la description statique une identité de l'objet et de l'idée (analogue par exemple à celle qu'obtient Francis Ponge) la simple logique impitoyable nous entraîne à penser qu'une telle identité devra être maintenue entre les intentions écrites et les événements vécus. À ce seul prix, le poète récusera l'accusation de Jules Romains : Bien des choses se sont passées, même en poésie, depuis 1908. La mode a tourné plusieurs fois. De nouveau la poésie s'est séparée de l'innombrable homme moderne pour devenir l'amusement et l'otage d'une infime élite. De nouveau on a cessé de dire « il pleut » parce que les raffinées ne supportent pas longtemps des façons de parler aussi peu piquantes. Notre public mondain, qui n'a jamais eu un goût très vif pour la poésie, a découvert que la meilleure excuse de ne pas la lire, était encore de ne pas la comprendre et après les avoir tant maudits s'est mis à regarder d'un oil plus favorables les poètes obscurs... L'activité poétique est à la fois un jeu et un rejeu. Elle n'est jamais un plaisir gratuit que l'on s'offre, mais toujours une responsabilité que l'on prend, un parti où l'on s'engage à fond et c'est pourquoi Decours a été mis à mort. Comment serait-il possible vraiment de s'isoler dans une tour d'ivoire ? Montaigne et Julien Benda ne sont pas des poètes ! Ceci n'a pas toujours été bien senti. Car si Claude Roy, dans l'article cité plus haut, montre comment les plus grands poètes furent aussi le grands vivants, il nous laisse deviner cependant que leur ouvre ne sut pas toujours reféter cette vie ardente ; Musset n'apparaît-il pas au travers de ses nuits comme un auteur lymphatique, lunaire ? Maintenant l'atmosphère est très différente, si Blaise Cendrars peut dire or un vendredi matin Si Aragon peut se faire interprète de toute une génération martyre pour s'écrier et s' il était à refaire je referais ce chemin c'est qu'un véritable pas en avant a été fait dans la poésie. Il est toujours facile d'être sceptique, mais on peut dire pourtant qu'un progrès a été réalisé De même que la science, en affinant ses méthodes, a pu serrer de plus près le réel qui semblait devoir lui échapper irrémédiablement, de même qu'elle a pu dans l'emploi d'une technique nouvelle trouver l'aiguillon de recherches inédites et merveilleusement fécondes, de même la poésie moderne, ayant brisé des carapaces arbitraires qui l'étouffaient, ayant su composer avec des lois de structures utiles mais encore mal comprises, se prépare à un nouvel épanouissement. [1] Ce
texte - fort maladroit, insuffisamment informé et souvent prétentieux
- est ma première tentative de critique littéraire : c'est à ce
titre qu'il figure ici. Rédigé à la fin du premier trimestre 1945 (et
dactylographié par mon père), à une époque où la poésie étai reine,
il me fournissait un prétexte, en plus de ma responsabilité d'animateur
culturel à la "Maison des Sciences" (un des organismes
dépendants du "Comité parisien des ouvres sociales en faveur des
étudiants"), pour prendre contact avec Jean Paulhan : une rencontre décisive puisqu'elle m'amena à
faire la connaissance de Raymond Queneau
(et aussi, accessoirement, d'Albert Camus
et Jean Dubuffet).
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Littératures / Théories et Méthodes |
Paul Braffort © 2002 |