Littératures / 'Pataphysique |
Cinq lettres de créance adressées par Paul Braffort Régent de Rhématologie descriptive à Jacques Roubaud de l'OuLiPo après la lecture de son Bavardage Ready-made
avant la lettre Paris, janvier 2001 Cher Jacques ! Après bien des textes de toi, poèmes ou proses, et tant d'exposés, interventions ou présentations qui m'ont très souvent séduit, parfois interloqué mais toujours passionné, ton chapitre 9 me conduit à de nouvelles méditations sur des thèmes qui nous sont chers à tous deux (mais tu l'avais sans doute prévu) [Þ i]. Comme les (nombreux ? ? ?) lecteurs de Science et littérature [Þ 1] ne peuvent l'ignorer, je suis un de tes plagiaires par anticipation puisqu'en 1944 j'ai présenté, à l'occasion d'une des séances du Séminaire Bachelard (animé par le physicien et logicien Jean-Louis Destouches) un exposé intitulé L'unité des disciplines. Mais mon enthousiasme unitaire n'avait d'égal que mon encyclopédique ignorance et j'utilisai les cinquante trois années qui suivirent pour combler certaines de mes lacunes, non sans céder, à l'instar de notre cher Président-fondateur, aux dangereuses tentations du (ou de la) disparate [Þ ii]. Aussi la lecture, en 1979, de Présentation du projet [Þ 2], m'a-t-elle fait une impression profonde, un peu comme celle, trente-six ans plus tôt, du Fascicule de résultats, de Bourbaki. J'y voyais une expression concise et réaliste parce que limitée à deux activités créatrices : la Mathématique et la Poésie, d'une visée qui était la mienne depuis la lecture des Travailleurs de la mer en 1934 [Þ iii] et mes visites du Palais de la Découverte en 1937 - visée dont je découvrais d'ailleurs peu à peu qu'elle avait été celle de beaucoup. Voici donc la liasse de ces cinq lettres que ton chapitre 9 m'ont inspirées, lettres pour la lisibilité - et, au delà - la visibilité desquelles j'aimerais Avoir l'apprenti dans le soleil
première lettre : accolades et crochets Pour aborder à mon tour l'accolement fondamental {Marcel Duchamp / François Le Lionnais}, j'ai dû faire un crochet par La fleur inverse car - il faut, Jacques, que je l'avoue - j'ignorais ce qu'était un lozengier [Ý 50 3 @ 1030]. Et si le rapprochement que tu proposes avec les "célibataires" ne m'a pas convaincu, l'évocation du trobar m'a semblé, elle, lumineuse. Car, s'il est vrai que « le trobar a une forme, la canso », que « la canso domine un champ de rimes » et que « Le jeu des rimes est la manifestation formelle de l'amors » ([Þ 3], p. 186-7), la solidarité du poétique et du scientifique s'avère aussitôt bien fondée : dans tous les cas il s'agit en effet de trouver et de décrire en se soumettant à une discipline formelle, et déjà l'enchaînement des coblas divisibles évoque les structures dichotomiques de la théorie du rythme [Þ iv]. Les liaisons de covalence entre MD et FLL, modernes troubadours, sont nombreuses et solides : les échecs (le jeu pour MD, les problèmes pour FLL), mais aussi Raymond Roussel (via les échecs, précisément) et, bien entendu, l'OuLiPo dont RR est d'ailleurs un vénéré prophète, avec Alfred Jarry , Alphonse Allais et bien d'autres. Curieusement, ce n'est pas FLL qui fit entrer MD à l'OuLiPo, le 16 mars 1962, mais un heureux concours de farces et satrapes impliquant MD lui-même, féliciteur, et le Sérénissime Simon Watson-Taylor, transmetteur. Walter Henry, tu le sais, a décrit en détail cet épisode dans sa contribution à La Bibliothèque Oulipienne [Þ 4] qui a le mérite d'évoquer aussi Léonard de Vinci, autre prophète de l'OuLiPo, et sa duchampienne Joconde : il était donc bien normal que la bicyclette de Duchamp, que Léonard avait plagié par anticipation, figurât en exergue à cette section. Mais qu'en est-il du « projet-valise » ? S'il s'agit bien, en effet, d'«auto-Mnémosyne », peut-on dire que les Ou-x-Pos de FLL [Þ v] en sont un dépassement [Ý 51 4 @ 3816]? Pour en juger, il faut étudier d'assez près les rapprochements attestés entre le Satrape et le Régent, à partir de la facette linguistique des Readymades et de la potentialité.
deuxième lettre : à point ou bleu, le langage ? Un des plus beaux sonnets de la littérature contemporaine est sans doute la rien que la toute la, que FLL a dédié à que et signé le. En voici le premier quatrain :
Ce poème est la première des autres tentatives à la limite (elle n'est pas datée), publiée parmi les synthoulipismes lexicographiques ou prosodiques dans le premier des recueils collectifs parus chez Gallimard [Þ 5]. Or cette création est de toute évidence la mise en forme poétique d'une « directive » célèbre de MD [Þ vi ], rédigée probablement en 1912 [Þ 6] :
Par ailleurs, parmi les notes rédigées dès 1914, mais écartées de la « boîte verte », on notera ce texte qui les rapproche aussi :
auquel répond ce poème de FLL [Þ vii , 7] :
FLL s'est exprimé avec beaucoup de clairvoyance et de sincérité sur son rapport avec MD, dans son essai autobiographique Un certain disparate [Þ viii] :
On peut identifier des voisinages précis (du type "MD anticipe FLL", le plus souvent) entre nos deux héros. Mais il s'agit là de voisinages littéraires ou artistiques. Pour la Mathématique, au contraire, la distance est assez grande : MD appartient à la tradition de la grande école française du début du siècle (il lit Henri Poincaré en 1913 lorsqu'il est employé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève) tandis que FLL, chimiste et ingénieur de formation, mais depuis toujours amateur de nombres, découvre probablement la "vraie" Mathématique avec la parution, en 1939 du Fascicule de résultats (sur la Théorie des Ensembles) de N. Bourbaki. C'est cette découverte que je fis moi-même en 1943 et qui fut la tienne un peu plus tard, cher Jacques. Mais pour FLL (qui avait été l'ami de Max Jacob et l'admirateur de Raymond Roussel) comme pour nous, il ne pouvait être question de tolérer une cloison entre ces formes nouvelles de la Science et celles - que nous voulions nouvelles, elles aussi - de la Littérature. FLL (Formalisme, Langage, Littérature) : voilà précisément un "triangle de pensées" où l'OuLiPo - dont nous fûmes les deux premiers membres non fondateurs - s'inscrivit, dès les premiers entretiens qu'eurent FLL et RQ, pendant les années quarante [Þ ix], lorsque le premier préparait son grand ouvrage (que tu désignes par "Gr.c.") [Þ 9], auquel le second apportait sa contribution fameuse . Tu as décrit ce livre en détail [Þ 10], soulignant la confluence qui s'y manifeste entre les anciens courants, représentés par Emile Borel, Georges Bouligand, Maurice Fréchet et Elie Cartan, et les nouveaux qu'illustrent les signatures de Jean Dieudonné, André Weil. et Nicolas Bourbaki lui-même [Þ xi]. Bourbaki triomphait alors sous tous les fronts (dont le mien) et l'axiomatisation faisait florès. Tout récemment, David Aubin, s'appuyant sur [10], a dressé un bilan de ce mouvement "structuraliste" qui associe le courant bourbachique et la vague (la vogue) qui submergea, à la même époque, linguistique, anthropologie, etc.. [Þ 11]. Il montre bien comment l'étincelle initiale, venue du froid (le cercle linguistique de Moscou) et transportée par Roman Jakobson à New York, a enflammé Claude Lévi-Strauss pour se répandre dans la France linguistique et littéraire (mondaine aussi). Il souligne l'apparentement de ces deux courants, qu'atteste la contribution d'André Weil au travail de Claude Lévi-Strauss sur Les structures élémentaires de la parenté. Il analyse aussi cet avatar particulier que fut la "structuralisme génétique" de Jean Piaget dont le succès ne fut pas mince (avant d'être détrôné par le "cognitivisme"). Mais RQ évoque Piaget dans [9] et lui confiera la responsabilité du volume "Logique et connaissance scientifique" de l'Encyclopédie de la Pléiade. Et FLL songe aussi à lui lorsqu'il promet, pour « la tribune de la seconde série » des Gr.c. (série demeurée virtuelle !), une étude sur « l'apparition des notions mathématiques chez les enfants » [Þ xii]. David Aubin souligne très justement que la création de l'OuLiPo est parfaitement exemplaire de l'ambiance structuraliste des années soixante, dans une version plus mathématique que linguistique ou philosophique. Mais on a souvent parlé de linguistique - et même de linguistique automatique - à l'OuLiPo, où l'on se souvient encore de la découverte émerveillée de Noam Chomsky par Jean Queval. On trouve d'ailleurs une trace de ces préoccupations dans le chef d'ouvre d'Italo Calvino : Si par une nuit d'hiver un voyageur, construit sur le modèle d'une "boule de neige de carrés de Greimas" [Þ 12]. Ces "carrés sémantiques", imaginés en fait par Chrysippe (281-205 av. J.-C.), eurent une carrière académique aussi fulgurante que brève [Þ xiii] mais les ruminations sémantiques plus générales de FLL - et des oulipiens en général - font évidemment écho aux préoccupations de MD que l'on trouve à plusieurs endroits dans ses écrits, et en particulier dans A l'infinitif (ou « Boîte blanche »), section Dictionnaires et atlas ([6], p.109). On trouve là des "directives" importantes relatives à la constitution d'alphabets, de lexiques, de grammaires qui évoquent certains aspects du formalisme mathématique mais suggèrent aussi une ouverture sur le domaine de l'image (« Du Scribisme illuminatoresque dans la peinture ») et même sur celui du cinéma ! FLL y trouvera sans doute l'inspiration de ses projets de potentialité universelle. Alors, Ou-x-Po et Readymade : même combat ou visions distinctes ?
troisième lettre : une certaine apostrophe
J'ai de bonnes raisons de savoir que Jean Paulhan a existé (car c'est lui qui me présenta à RQ !), mais mes lectures des textes du Dr Sandomir, d'Oktav Votka, d'Hugues Sainmont, et surtout mes discussions parfois vives avec Latis (Lathis) que je voiturais de Lozère à Boulogne lors des réunions de l'OuLiPo, me convainquirent du sérieux et de l'importance de l'attitude pataphysique (sans apostrophe). Occulté en Clinamen 102 (E.P.), désocculté en avril 2000 (vulg.), le Collège a toujours géré son administration avec un soin maniaque car « la science est une question administrative » et le récent n° 2 des Carnets trimestriels du Collège nous permet d'aborder la question de l'Ou-x-Po avec toute la rigueur voulue en énumérant les instances constitutives du Collège : Commissions, Sous-commissions, (regroupées en Départements). La dernière partie de ce Carnet (pp. 72-80) est consacrée à l'Ou-x-Po. En voici les premiers paragraphes :
Ces définitions, claires et raisonnables, rendent injustifiable l'hostilité de plusieurs oulipiens. Mais elles m'aideront à expliciter les deux réticences que m'inspirent certains de tes propos. La première est relative à la notion même d'Oupoumpo [Ý 51 6 @ 3828]. Si j'ai bien compris, il s'agit là de la mise en forme d'une idée de FLL commentant devant toi son Troisième manifeste lorsqu'il évoque « l'itération de l'insertion » qui produit, après les Ou-x-Pos, des Ou-Ou-x-Po-Pos, etc. (Þ [13]). Et plutôt qu'une "limite inductive" obscure pour moi, je préférerais évoquer ici, insistant sur le F de FLL, un combinateur spécifique : L. J'appelle "combinateur de Le Lionnais", symbolisé, comme il est d'usage, par une lettre en "Arial Black", ici le symbole L, l'opérateur dont le lambda-terme équivalent s'écrit lx . OuxPo Cet opérateur est idempotent. L L est équivalent à L comme on peut le voir par changement de variable : l'itération est inopérante. L'idée d'un opérateur général d'insertion, couplée à la représentation formelle de l'abstraction (le lamba-calcul) est certes essentielle pour l'analyse du mécanisme de la substitution [Þ xiv] ; elle est à l'origine du concept même de combinateur. On pourrait même aller un peu plus loin dans la formalisation de la définition que nous proposent les Carnets en imaginant un combinateur K# agissant sur la représentation syllabique d'une expression et construit sur le modèle du premier combinateur de Frege, le classique K (lxly x) qui sélectionne le premier item d'un couple d'objets. Le combinateur produit L K# agissant sur le nom d'une discipline ou activité quelconque fournirait alors le nom de l'ouvroir correspondant (mais l'OubaPo et l'OucinéPo feraient encore exception). Ma seconde réticence est relative à la question des Readymades (et ce sont les deux L de FLL qui m'intéressent ici). Au cours de la conversation qu'il eut avec Alain Jouffroy en décembre 1961 [Þ 14], MD s'exprime ainsi à ce sujet :
Ces propos - et ceux de FLL - m'amènent à penser que, loin d'être une anticipation ironique de la potentialité oulipienne [Ý 52 1], les R-m en constituent plutôt le complémentaire (au sens ensembliste) : MD appose en effet sa signature sur des objets auxquels il est étranger tandis que FLL propose des structures libres à des utilisateurs qui les signeront. Et j'avoue ne pas saisir le rapport entre le Grand verre et les "jeux de langage" (dont le concept même m'a toujours laissé perplexe [Þ xv]). Beaucoup de textes rédigés par MD évoquent plus directement les Ou-x-Pos : stoppages etalons, erratum musical, etc., même si ces deux projets sont énoncés, dans la « boîte verte », sous la rubrique "5. HASARD", un produit peu goûté des oulipiens. Mais la « boîte blanche » offre, dans la section Dictionnaires et atlas déjà citée, des anticipations oulipiennes, oupeinpiennes, oucinémiennes, etc.. évidentes : on retrouve souvent l'idée d'un "moule" à compléter, une idée qui a été exploitée avec succès (à l'OuLiPo et à l'ALAMO) par Marcel Benabou, dans ses algorithmes de "langage cuit" (une expression due, je crois, à Michel Leiris) [Þ 15]. Mais, précisément, les créations oulipiennes, comme les produits alamiens (et les textes "Laputiens"), d'ailleurs, ne sont pas des R-m car avant d'être produits à partir de mots ou d'expressions toute faites, ils sont filtrés, soumis à des contraintes : bref, ils ne sont pas eux-mêmes "tout faits". N'y a-t-il pas d'ailleurs quelque circularité implicite dans la succession de ces deux propositions relatives aux R-m : "anticipation de la potentialité" [Ý 51 3w @ 3840] et "extension du domaine de l'Oulipo" [Ý 54 3 @ 4112bis] ? MD, bien sûr, est un précurseur de génie, l'un de nos maîtres (et FLL, plus proche de nous, en est un autre). Mais lorsqu'on l'étudie attentivement, textes et images, on découvre des perspectives et des projections - y compris dans le sens technique de ces termes - qui pourraient nous conduire bien au-delà de l'OuLiPo et des Ou-x-Pos et, du coup, mieux satisfaire notre vocation d'unicistes ("uniste", a déjà été utilisé par Wladyslaw Streminski). N'est-il donc pas temps, au-delà de ces observations - enrichissantes, il est vrai - sur le couple MD/FLL, d'explorer nous-mêmes ces perspectives, de concrétiser ces projections ?
quatrième lettre : le jeu des lèvres de père
Avant de préciser ma démarche, et dans l'espoir de t'y intéresser, j'aimerais, cher Jacques, mettre en évidence cette intéressante équipollence que manifestent nos deux "vecteurs d'univers" (vecteurs dont les origines sont distantes d'environ 4158 km´ans). J'ai dressé pour cela une table (édulcorée) d'amers : un pense-bête, une liste de moments significatifs, choisis en fonction de critères subjectifs. Il ne s'agit pas d'ajouter un débat PB/JR à ton analyse de la relation FLL/MD mais d'apporter quelques compléments aux critiques que j'ai formulées de cette analyse. Car, en dépit des quelques désaccords, je me sens plus que jamais inspiré - conforté dans mon inspiration - par ton projet (nullement ex-, selon moi) et désireux d'en poursuivre de mon côté le cheminement, fut-ce avec un décalage. Certes je ne suis ni poète [Þ xvi] (sauf peut-être [Þ 16]) ni mathématicien [Þ xvii] (sauf peut-être [Þ 17]), mais plutôt paysan de Paris (et paysan) disparate. La table ci-après - nouvel avatar autobiographique - décline nos différences et nos convergences.
J'ignore à peu près tout des troubadours, de la poésie japonaise, de l'algèbre des catégories et je ne prise guère Wittgenstein, Hintikka et consorts. Je suis tout à fait hostile au néo-Darwinisme et, plus généralement aux "modèles standard". Je connais bien l'électrodynamique stochastique et l'histoire de la physique au début du siècle, ainsi que certains aspects de la logique combinatoire et de la linguistique computationnelle.
OuLiPo, ALAMO, CidPh, bien évidemment (sans parler de Rex Stout et de Charles Trenet), les recherches entreprises avec IC et (décalées) avec Jean-Claude Gardin. et toutes les rencontres attestées par le tableau précédent. Mais la convergence la plus forte se manifeste dans notre intérêt commun pour la question des formes de la représentation, question décisive pour la poésie comme pour la science : formes du rythme et formes de la logique mathématique, car les structures formelles de la T.R.A.(M,m) sont identiques à celles qu'utilisèrent, dans des contextes différents, Luitzen E. J. Brouwer, Léon Chwistek et Silvio Ceccato. Ce sont, pour moi, des dichômes (j'en ai parlé à ton séminaire, et à celui de CB).
Mais nous avions tous un plagiaire par anticipation : Leonardo Sinisgalli [Þ xviii] ! Cette convergence devient plus précise lorsqu'on l'observe dans nos tentatives presque simultanées - mais également inabouties - pour découvrir un traitement efficace à l'aporie "statique"/"dynamique" qui sévit dans les divers domaines de la représentation formalisée. Voici un échantillon significatif de ces efforts (les décalages temporels, dans un sens ou dans l'autre, traduisent ici les aléas de nos destins professionnels ou personnels) :
Il peut être utile de relire certains de ces textes (quoique certains des miens n'aient jamais dépassé le niveau du brouillon) et d'examiner en détail les points d'accord ou de désaccord. Mais cela n'aura de sens que s'il existe une réelle possibilité de sortir, grâce à un tel réexamen, de tant d'exaspérantes, épuisantes impasses, ce qui imposera sans doute de sortir de toute formalisation (et, par la même occasion, d'occulter tous les Ou-x-Pos). Et c'est ici qu'un retour au couple MD/FLL s'impose. Car je me suis rendu compte, en relisant certains de leurs texte et des commentaires qu'ils ont suscité, que plusieurs des thèmes sur lesquels je travaillais depuis longtemps (et que je m'efforce aujourd'hui d'organiser dans le cadre du projet akerØ) pouvaient en apparaître comme un prolongement naturel. et comme le prolongement de ta réflexion personnelle, même et surtout quand je la conteste. D'ailleurs ne pourrait-on pas dire de toi ce que dit, de MD, Pierre Cabannes [Þxix] :
Au fond, comme s'écrie l'éternel optimiste FLL [Þ xx] :
Vers un Ars Nova donc ?. Non, plutôt Supernova !
cinquième lettre : pro arte supernova
Lorsque Georges Duby écrit [Þ xxi]
il parle des inventeurs de l'Ars Nova, au début du quatorzième siècle. Il s'agit de Philippe de Vitry, de Guillaume de Machaut (dont tu as calculé la potentialité combinatoire.), d'inventions formelles, d'articulations originales de l'espace et du temps. Mais il pourrait s'agir aussi bien de l'Annus Mirabilis (1913) [Þ xxii], de Dada. ou de nous ! Décrivant ses rapports avec MD joueur d'échecs, FLL déclare en 1975 [Þ 22] :
Plus tard, sur le même sujet, il ajoute [Þ 23]:
FLL sous-estime ici l'importance, dans l'ouvre de MD, de la physique, de la chimie et de l'ingénierie. Mais les travaux récents de Linda Henderson [Þ 24], après ceux de Jean Suquet et de bien d'autres mais avec une précision inégalée, permettent d'identifier les structures matérielles ou formelles qui l'ont inspiré et d'en voir toute la portée. Pour MD comme pour FLL, mais de façon plus précise, l'ouverture sur le vingtième siècle est surtout une ouverture vers de nouvelles dimensions, dans tous les domaines : ceux de la science comme ceux de l'art. De ce point de vue son attitude est en harmonie avec celle de beaucoup d'artistes et de penseurs, dans les deux premières décennies du vingtième siècle. C'est le triomphe de la théorie des électrons, du modèle atomique de la matière, des rayons X, du télégraphe, les débuts de la radio, du cinéma, etc. et ces technologies nouvelles sont précisément porteuses des dimensions supplémentaires. Les enquêtes et analyses minutieuses de Linda Henderson permettent de bien situer la place de MD dans ce grand remuement culturel et de découvrir notre surprenant retard à l'apprécier et à le continuer. Je me bornerai à quelques exemples :
Analyste et critique avisé de Moholy-Nagy, admirateur de RQ et de l'OuLiPo, Eduardo Kac est aussi un créateur et un animateur très actif [Þ xxvii]. Dès 1983, il invente le concept d'Holopoème, réalisant ainsi - sans le mentionner - l'un des projets énoncés par FLL dans la "Boîte à idées" publiée dans [5] (p.290). De toute évidence, MD n'est pas loin : d'un côté le mot "boîte", de l'autre le recours a des utilisations avancées de phénomènes optiques ! En 1996, Kac est "guest editor" d'un recueil qui a pour titre : New Media Poetry : Poetic Innovation and New Technologies [Þ 27]. Et dans The Interactive Diagram Sentence: Hypertext as a Medium of Thought, (p.102), Jim Rosenberg évoque l'utilisation de diagrammes pour l'expression de relations syntaxiques, voire sémantiques [Þ xxviii]. Mais cette contribution est loin de répondre à l'attente que son titre fait naître. Le concept d'"hypertexte", ancien, mais renouvelé par les nouvelles technologies, n'en est pas essentiellement tributaire (tu le démontres bien dans [10] et dans les volumes qui l'ont précédé). Ces technologies, par contre, ouvrent des perspectives fascinantes dans deux domaines (liés, mais distincts) : interactivité et dynamique des formes. Dès 1991, Pierre Lévy les avait évoquées dans : l'idéographie dynamique vers une imagination artificielle ? [Þ 28]. La deuxième section de l'introduction, intitulée L'ordinateur, support possible d'écritures dynamiques, observe, avec enthousiasme :
Plusieurs analyses pertinentes et plusieurs concepts originaux sont présentés dans le texte (par exemple ceux d'"actilogie" et de "taxilogie", p.132), mais aucun projet opérationnel ne s'en dégage. On éprouve une frustration voisine à la lecture des ouvrages brillants de Philippe Quéau sur la simulation, le virtuel, le concept de metaxu (les intermédiaires) [Þ xxix].
Nous voici donc revenus, après eux, à ce carrefour de problèmes logiques, linguistiques, épistémologiques qui te fait penser que la poésie est mémoire de la langue, et évoquer l'idée de la poésie à l'époque de la pensée conceptuelle et de la science [Þ 30]. Etudiant les Arts de la mémoire, tu analyses la constitution de cet espace intérieur dans les versions 'gésualdienne' et 'lluliste' et tu précises, pp. 60-61 : « Mais cette géométrie de notre monde intérieur ne doit pas être conçue comme une simple reproduction de celle du monde extérieur, en correspondance avec elle, correspondance qui a été jusqu'ici implicitement admise. On la trouvera plus étrange, mais aussi plus riche. » Et cette géométrie débouche sur une cinématique, voire une dynamique. Décidément, nous sommes tous à la recherche de nouveaux modes de représentation, de formes animées, de ce que j'ai appelé, naguère, une dynasémie. Mais il ne suffit plus d'imaginer, comme Lévy, ces formes nouvelles : il faut en produire effectivement, les manipuler et les munir de fonctionnalités appropriées aux dimensions nouvelles de l'expression, dans les domaines de la science comme dans ceux de l'art : nous sommes au pied du mur ! [Þ xxxi] Depuis quelques années, j'ai consacré de nombreuses et fragmentaires méditations à un projet mégalomaniaque et, là, c'est toi qui me plagies par anticipation ! J'ai baptisé ce projet akerØ , pour d'évidentes raisons de sécurité. Son objectif est de spécifier et de réaliser ces transformalismes dont la nécessité se fait sentir de plus en plus clairement et dont la mise en ouvre, en Physique, notamment, permettrait certainement de valider - ou d'invalider - la pertinence. Les cinq lettres qui s'achèvent ici constituent l'ouverture de ce projet et dont le prochain épisode s'intitulera :
Miniclips et superlattices coda
justifications
[1] Diderot Multimedia (le seuil, Distribution), 1999.
[2] Mezura n° 9, justement !, 1975. [iii] Eh oui ! [3] les belles lettres,
1994. [iv] Comme l'entrelacement des justifications en cette fin de liasse. [4] Chu dans mer sale,
La Bibliothèque Oulipienne,
[5] oulipo : la littérature potentielle (Créations, Re-créations, Récréations) idées/gallimard n°289, 1973, p. 228. Ce texte avait été publié pour la première fois dans Messages I. II, 1946.
[6] duchamp du signe, écrits
réunis et présentés par Michel Sanouillet
[9] Les
grands courants de la pensée
[10] Mathématique : , Seuil, 1997, p.111-137.
[xiii] Tu n'as pas oublié cette mémorable séance du séminaire Greimas, à la Maison des Sciences de l'Homme, où Italo présenta sa belle étude sur Galilée et Le grand livre de la nature. Après quelques minutes Greimas se retira en précisant qu'il avait rendez-vous avec son plombier. [13] François
Le Lionnais :
Un certain disparate (fragments) [xiv] Elle est implicite dans le schéma assez énigmatique formant la page 17 du Troisième manifeste et que tu reproduis (de mémoire, sans doute) en [12], p. 17 (coïncidence !).
[14] Alain
Jouffroy : Marcel Duchamp
Rencontre [xv] Je préfère la "logique dialogique", proposée par Paul Lorenzen dans Normative Logics and Ethics, Hochschultaschen buscher-Verlag, 1969), plus technique et riche en possibilités encore mal exploitées : [15] Cf. Oulipo : Atlas de
littérature potentielle [xvi] Dès 1945, j'avais proposé à Jean Paulhan un recueil de poèmes unanimistes en vue d'une collection dans la collection Métamorphoses. Il m'éconduisit. mais me fit rencontrer RQ. Puis j'écrivis un commentaire de sa Clef de la poésie où je te plagiais (faiblement) par anticipation. [16] Mes Hypertropes, [xvii] En 1946 j'avais imaginé une application fort originale du théorème bien connu de symétrisation d'une loi de composition interne associative et commutative. Ne doutant de rien, je soumis mon travail à Maurice Fréchet en vue d'une publication dans les Comptes-Rendus de l'Académie des Sciences. Gentiment, il me fit observer que le théorème ne s'applique que pour des éléments réguliers. alors que l'objet que j'étudiais n'en possédait aucun ! [17] Some recursion-theoretic
uses of the "dequote"operator [xviii] Dans un recueil paru à Rome en 1945 ([18], pp.52-53) mais dont les textes ont sans doute été composés pendant la guerre, définit, en Trente propositions, ce qu'est, pour lui, un poème. Mais il s'agit d'une transduction d'un fragment du traité de J. Killian sur les cristaux ! [xix] Le livre de Cabannes ([19]) est sans doute le plus agréable à lire de l'immense bibliothèque duchampologique. [19] Marcel
Duchamp, entreteins avec Pierre Cabannes, [xx] Certes cet optimisme pouvait confiner à une autosatisfaction parfois irritante. Ce n'est pas une raison pour mettre Un certain disparate au frigidaire ! [20] Le temps, Delpire, 1959, p. 110. [xxi] dans Fondements d'un nouvel humanisme (1966), cité dans [21] [21] Encyclopædia Universalis (version multimedia 6.072), [xxii] C'est le titre du chapitre 21 de l'ouvrage de William R. Everdell : The First Moderns (The University of Chicago Press, 1997) où Duchamp est largement commenté. Cf. aussi [1], p. 124. [22] Studio International
189 (1975), p. 24µ [xxiii] Il me semble que François, ici, (et ailleurs, peut-être), réécrive l'histoire : en 1917, il n'avait quand même que 15 ans ! [23] Abécédaire : l'ouvre
de Marcel Duchamp [xxiv] Dans ses entretiens avec Pierre Cabannes, MD fait allusion à l'ouvrage de vulgarisation de Pawlowski : Voyage au Pays de la quatrième dimension ([19], p. 48). Mais une référence à Jouffret apparaît dans A l'infinitif ([6], p. 127). [24] Duchamp in context. [xxv] Tu y fais écho lorsque tu définis la TRA comme « combinatoire séquentielle hiérarchisée d'événements discrets » (cf. [2], p.53). [25] Réédité chez Richard-Masse,
en 1954, [xxvi] Ami de Guillaume Apollinaire, Canudo a introduit, en 1919, l'expression "septième art" pour désigner le cinéma. [26] Projet analysé par Eduardo Kac dans Aspects of the Aesthetics of [xxvii] Professeur à l'Art Institute de Chicago, il est aussi, avec Marvin Green, Kurt Heinz, Scott Rettberg, Joe Tabbi et Robert Wittig, membre de Windy ALAMO. Cf. son remarquable site personnel : http://www.ekac.org [27] Visible Language 30.2, 1996. [xxviii] Les techniques de représentation bidimensionnelles des structures linguistiques sont aujourd'hui légions (diagrammes sémantiques, graphes conceptuels, etc.). Je fus ici un plagiaire par anticipation, en collaboration avec André Leroy, en publiant, en 1959, dans le Bulletin des Bibliothèques de France, un article intitulé : des mots-clés aux phrases-clés. [28] Éditions la dÉcouverte, 1991. [xxix] Ici aussi, je plagiai par anticipation, en particulier avec Formalisme Déformalisme Transformalisme : Une recherche de voies nouvelles en systématique notationnelle, texte publié comme rapport interne de la société GAI en Janvier 1977. Mais, pas plus que Lévy ou Quéau, je ne sus concrétiser mes idées. [29] the
education of henry adams, [xxx] Il s'agit là d'un fragment de la note 186 (l'une de celles publiées par Paul Matisse, en 1980, à l'occasion de l'exposition organisée au Centre Georges Pompidou). [30] L'invention du fils de Leoprepes [xxxi] Avec le développements de nouveaux logiciels adaptés aux réseaux, mais susceptibles aussi de gérer des images modifiables et mouvantes, quelques réalisations significatives ont vu le jour. On peut donner en exemple www.fathom.com , site pédagogique et encyclopédique aux souples et bourgeonnants knowledge trails, géré par The University of Chicago, The British Library, Columbia University, Cambridge University Press, The New York Public Library et la London School of Economics and political science. Avec l'aide d'EJ, j'ai construit un modeste exemple : un triolet de prose comprenant alternativement 1999 ou 2000 mots [Þ 31]. [31] www.altx.com/ebr/ebr10/10bra.htm
HÉLO :
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