Les Arts et les Lettres / Critique et analyses |
Les quatre petites filles
Le désir bien attrapéC'est une « histoire modèle » que je propose ici, pour cette bibliothèque rose où l'on rangera soigneusement les histoires de petites filles inégalement « modèles ». Comme il doit y être question (principalement) de quatre petites filles, il m'a semblé naturel d'emprunter le titre et l'exergue de ce bref essai à Pablo Picasso, auteur d'une pièce en six actes écrite entre le 24 novembre 1947 et le 13 août 1948 et qui porte ce titre. Certes, les quatre personnages imaginés par l'auteur des Demoiselles d'Avignon, ne ressemblent guère aux quatre héroïnes de romans que j'évoque ici : Annette, l'adolescente de Un rude hiver, la petite fille jamais nommée que convoite L'Enchanteur (il l'évoque comme sa « petite Cordelia » dans une sorte de monologue intérieur) et, bien sûr, Zazie et Lolita, héroïnes des célèbres romans éponymes. Mais il se trouve que Raymond Queneau fut l'un des interprètes d'une autre pièce de Picasso : Le désir attrapé par la queue (il y tenait - et cela s'imposait [2] - le rôle de l'oignon). Ecrite entre le 14 et le 17 janvier 1941, cette pièce (également en six actes) donna lieu à une lecture publique chez Michel Leiris le 19 mars 1944 [3] . Il n'est pas absurde d'imaginer que le titre choisi par Picasso pour la première de ses deux pièces inspira ultérieurement le célèbre « Tenez bon la rampe, mademoiselle ! » qu'un certain « gentleman en macfarlane » conseille obligeamment à Sally Mara, un conseil que cette très jeune fille rapporte fidèlement - et innocemment - dans son Journal intime [4] . La littérature est riche en petites filles, adolescentes et autres jeunes créatures qui suscitent notre intérêt artistique. Avant Sally Mara, Queneau nous avait présenté Lulu Doumer et Pierrette (dans Loin de Rueil) tandis qu'après Lolita Nabokov a composé le portrait de deux fascinantes très jeunes filles : Ada et sa sour Lucette (elles n'ont que douze ans) et présenté une nouvelle Annette. Encore six petites filles, donc, mais dont je ne ferai qu'effleurer la silhouette, me concentrant sur les quatre premières fillettes et l'hommage à Picasso [5] qu'elles justifient suffisamment.
La méprise En septembre 1960, Nabokov - qui avait sélectionné lui-même Sue Lyon - déclara, dans un entretien au Los Angeles Time, qu'il aurait préféré Catherine Demongeot, la Zazie du film de Louis Malle dans le rôle de Lolita. Grand connaisseur de littérature française, il considérait Queneau et Robbe-Grillet comme les seuls écrivains français contemporains dignes d'intérêt, ce qu'il confirma dans un entretien avec Alfred Appel, dans la dernière semaine du mois d'août 1970 [6] : - Les Exercices de style de Queneau sont un chef-d'ouvre palpitant et en fait une des plus merveilleuses histoires de la littérature française. J'aime également beaucoup Zazie de Queneau, et je me souviens de plusieurs essais excellents qu'il a publiés dans la Nouvelle Revue Française. Nous nous sommes rencontrés une fois à une réception et nous avons parlé d'une autre fillette célèbre. Il n'est donc pas surprenant que les deux "fillettes", qui étaient à l'origine de quelques uns de plus grands succès de l'édition et du septième art de cette époque, fassent l'objet de rapprochements et de comparaisons que les coïncidences chronologiques peuvent suggérer. Ces rapprochements, furent à l'origine de quelques méprises historiques ou artistiques. Une première méprise est celle d'Edward Wilson qui, en 1960, écrivait à Nabokov : ...Avez-vous lu Zazie dans le métro de Queneau? - que l'on a décrit comme la réponse de la France à Lolita. Sinon, je crois que vous devriez le faire - bien que le livre souffre de cette veine fantasque [whimsical] qui s'est introduite dans la littérature française : Giraudoux, Aymé, Anouilh, etc. [sic!] A quoi Nabokov répond - avec un brin de condescendance [7] : ...Oui, j'admire beaucoup Zazie dans le métro, qui est une sorte de chef-d'ouvre dans son genre "fantasque". (Mais tout art, de Shakespeare à Joyce, n'est-il pas fantasque?)... Dans le deuxième volume de sa remarquable biographie : Vladimir Nabokov, the American Years (Princeton University Press, 1991, p.415) Brian Boyd commet la même erreur lorsqu'il écrit, évoquant l'enthousiasme de Gallimard pour la publication d'une traduction française : Particularly enthusiastic was the novelist Raymond Queneau , whose 1959 novel Zazie dans le Métro would translate Lolita's puckishness into the streets of Paris and a lighter mood. (p.299) Plus loin, à propos du regret exprimé par Nabokov à propos du rôle-titre de Lolita, il insiste en évoquant Mylène Demongeot. .who played the title role in Louis Malle's 1960 film of Raymond Queneau's Lolita-inspired Zazie dans le métro. (loc. cit., p.415) Dans mon livre Science et Littérature (Diderot, 1999, p. 182), citant Claude Rameil [8] , j'avais manifesté déjà mon scepticisme à propos de ces rapprochements. De son côté, Christine Raguet-Bouvard, utilisant, elle aussi, le titre d'un autre roman de Nabokov, parle aussi de "méprise" dans l'avant-propos de son essai sur Lolita [9] : Dans Lolita, la méprise ne se produisit pas à l'intérieur du texte mais entre le texte et certains des lecteurs qui omirent de voir les déplacements de l'écriture qui s'opèrent à chaque détour de page et peuvent rapidement nous fourvoyer si l'on n'y prête attention. Elle n'évoque pas directement ici la méprise Lolita~Zazie, mais certaines légèretés ou complaisances - bien significatives - de la critique [10] . Pourtant les morceaux choisis qu'elle présente après une analyse approfondie du roman conduisent à rapprocher nos deux auteurs (avec quelques uns de leurs illustres devanciers). C'est ainsi que Mathieu Galay, dans Lolita, la « nymphette » de 12 ans, rend Nabokov célèbre, un article publié le 6 mai 1959 et reproduit ici p. 225, évoquait "On est toujours trop bon avec les femmes de Sally Mara", tandis que Denis de Rougemont évoque (p.231), Iseut, Béatrice et Laure, tout comme l'ouvre et la vie de Goethe et de Novalis. Paul Lauter (p. 273) cite Edgar Poe avec Annabel Lee et plus tard Erica Jong (p. 280) rappelle que le mot "nymphette" apparaît déjà chez Ronsard (inspirateur, précisément, du fameux C'est bien connu de Queneau). Réciproquement Anne Clancier, dans Zazie la sirène, l'une des études qu'elle a réunies sous le titre Raymond Queneau et la psychanalyse [11] , contribue à nourrir le dossier des comparaison. Le texte d'Anne Clancier commence ainsi (p.121) : Qui est Zazie ? Que représente Zazie sur un plan symbolique ? le contraire du mythe de la pureté de l'enfant, l'enfant pulsionnel ? une « nymphette » selon l'expression de Nabokov ? Nous allons montrer que Zazie appartient à une lignée de créatures mythiques, les sirènes. Plus loin (p.126), développant le thème de la "sirène" et présentant (en reprenant la classification de Queneau) Zazie comme une "Odyssée", (mais Lolita aussi est une "Odyssée", bien sûr !) elle observe : Notons que deux écrivains ayant introduit dans leurs romans le thème de l'amour d'un homme pour une fillette, Vladimir Nabokov et Raymond Queneau, ont été des admirateurs de Lewis Carroll. Ces rapprochements - ou ces oppositions - sont-ils significatifs ? Il faut consulter ici la chronologie. Or on sait que, d'après son propre témoignage, l'idée initiale de Zazie naquit chez RQ dès 1945 [12] , et que VN écrit dans son journal , à la date du 6 décembre 1953 : « Finished Lolita which was begun exactly 5 years ago. » [donc en 1948] Après les refus des principaux éditeurs américains en 1954 et 1955,
Nabokov accepte l'offre de l'éditeur parisien Olympia Press.
Le livre paraît en 1955 [13] . Les censures britannique
et française se déchaînent mais Gallimard, poussé par Queneau, décide
de publier la traduction française qui paraît en 1959. la même année
que Zazie ! Un drôle d'hiver. et des temps mêlés
Un rude hiver - Annette en est l'une des héroïnes - conçu pendant l'hiver 1938/1939 (Queneau vit rue Casimir-Pinel, à Neuilly, depuis 1936), a été remanié plusieurs fois. Une première version est mise au point le 21 avril 1939. Le 5 mai l'auteur note : « fini à 15 h 28 (à ma montre) ». Le manuscrit est remis à Gallimard et aussitôt accepté. Pendant l'été et le début de l'automne, Queneau s'occupe de la quatrième de couverture et du service de presse en vue de la publication dans la "Collection Blanche", le 20 juillet 1939, mais aussi dans la Nouvelle Revue Française [14] . Il figurera sur la liste des ouvrages sélectionnés pour le Goncourt. Mais c'est aussi pendant les mois d'octobre et novembre 1939 que Vladimir Nabokov, qui vit à Paris, rue Boileau, compose et dicte à Véra, sa femme, L'Enchanteur, une assez longue nouvelle. Le titre original russe « Volchebnik » pourrait se traduire aussi par « magicien » ou « prestidigitateur » (mais VN préféra « enchanteur » pour la version anglaise). Le tapuscrit fut égaré lorsque les Nabokov embarquèrent sur le Champlain en mai 1940 pour s'installer aux Etats-Unis. Retrouvé en mai 1959, le texte fut proposé à l'éditeur américain Putnam's mais ne lui fut pas envoyé. C'est seulement au milieu des années 80, qu'il fut exhumé lorsque Brian Boyd, préparant sa monumentale biographie de Nabokov, eut la possibilité de classer les archives de l'écrivain et redécouvrit la nouvelle que son fils Dmitri entreprit alors de traduire en anglais, traduction publiée par Putnam's en 1986 [15] . Le destin éditorial des deux romans est donc des plus contrasté. Les petites filles diffèrent sur bien des points : "Cordelia" est sournoisement agressée tandis qu'Annette est tendrement retrouvée et chérie. Mais la simultanéité des dates, pour la conception et la rédaction, est frappante. Il est donc utile de regarder les textes d'un peu près. L'action d'Un rude hiver se déroule au Havre, en 1916. Le héros, Bernard Lehameau, est veuf. Il tombe amoureux d'Helena Weeds, qui fait partie des W.A.A.C., l'accompagne lors de promenades sentimentales, mais retournera en Angleterre tandis que Bernard retrouve Annette. Dès le premier chapitre du roman, il rencontre deux enfants La petite fille devait avoir dans les quatorze ans [16] , un peu moins peut-être, le petit garçon six sept. [.] Il examina plus attentivement la petite fille et la jugea bonne proie pour un satyre, avec ses cheveux de gaude, ses yeux plus bleus et beaux que ceux des poupées, sa bouche déjà dessinée pour les baisers, ses très jeunes seins, ses jambes purement moulées bien qu'encore un peu grêles. et lorsqu'il les rencontre à nouveau dans le tram, . la petite fille était égale à son souvenir. Cet éclair qui l'avait transpercé [lors de leur première rencontre], il le retrouvait incarné dans cette chair, si délicate qu'il s'étonnait qu'elle pût supporter une telle intensité de grâce. Cet éclair, n'avait engendré en lui que ténèbres. Sa nuit s'illuminait maintenant de cette flamme retrouvée, de la flamme menue mais étincelante que réalisait cette enfant. On dirait bien le portrait d'une "nymphette"...L'action de L'Enchanteur se déroule aussi en France, mais à Paris (à un moment qui n'est pas précisé à la fin des années 30 - au moment, sans doute, où il est composé) et s'achève dans un hôtel, sur le chemin de la Côte d'Azur. Le héros est un homme mûr, un célibataire, attiré depuis toujours par les fillettes. Voici la "scène de première vue" : Par la suite (aussi longtemps que dura cette suite), il lui sembla qu'immédiatement, à cet instant précis, il l'avait jaugée des pieds à la tête : la vitalité de ses boucles rousses (égalisées récemment), le rayonnement de ses grands yeux un peu vides qui faisaient vaguement penser à des groseilles translucides ; son teint chaud et enjoué ; sa bouche rose, légèrement ouvertes, si bien que ses deux grandes dents de devant reposaient à peine sur la protubérance de la lèvre inférieure ; la teinte estivale de ses bras nus avec son duvet soyeux de renarde courant sur les avant-bras ; la douceur vague de sa poitrine encore étroite mais déjà plus vraiment plate ; les petits plissements et les tendres cavités de sa jupe courte, la finesse et l'ardeur de ses jambes insouciantes ; Pour la posséder, ce personnage (qui, comme la fillette, demeurera anonyme) épouse la mère, malade et qui meurt avant qu'il puisse l'assassiner comme il en a conçu le projet (et c'est le même projet que conçoit Humbert Humbert pour se débarrasser de Charlotte Haze). Mais c'est lui, l'obsédé, qui, fuyant après sa tentative de viol, se fait écraser, alors que Charlotte trouvera la mort en se précipitant dans la rue après avoir découvert la vérité sur Humbert, dans son journal. L'anticipation est manifeste, ici - et a d'ailleurs été signalée, avec des réserves (en fait redécouverte après coup) par VN lui-même. Mais à cette relation "verticale" entre L'Enchanteur et Lolita pourrait s'ajouter une relation "oblique" entre Un rude hiver et Lolita ! Car le roman de Queneau s'achève ainsi : Un pas léger se fit entendre dans l'escalier et Bernard sentit se presser contre lui un petit corps chaud et vibrant, une flamme. « Annette, murmura-t-il, ma vie, ma vie, ma vie. » , tandis que Lolita s'ouvre sur l'invocation passionnée de Humbert Humbert : « Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. » Parallèlement,
si la vivacité, le langage, l'impertinence de Zazie rappellent parfois
ceux d'Annette : « Eh Polo, vise là-bas. », « Ovoui. », « Qu'est-ce que c'est que cette poule ? », etc. - Zazie : « Snob mon cul , dit Zazie», « Oh voui, vuvurre Zazie », « Et lui, qui c'est ? », etc. On pourrait aussi ajouter à cette seconde "verticale" une seconde "oblique", duale de la première. Car Zazie, lors de sa rencontre avec "le type", prétend que son père lui a sauté dessus pour lui faire des " papouilles zozées" et que sa mère a fendu le crâne du satyre d'un grand coup de hache.(pp. 67-73 du roman). Bien entendu Queneau n'a jamais lu L'enchanteur, et il n'a lu Lolita qu'après avoir écrit Zazie. Mais à côté des influences directes : conversations ou échanges, il y a la possibilité de rencontres indirectes, plus ou moins importantes.
Le vrai et le
vraisemblable
Or, dès 1958, et surtout en 1963, après la complétion de Feu pâle, VN entreprend l'écriture d'un nouveau roman : The Texture of Time, pour lequel il s'inspire, lui aussi, du livre de Dunne, s'intéressant, en particulier, au problème de la réversibilité du temps dans les rêves. Finalement The Texture of Time, est intégré dans le roman qui sera l'ouvre la plus ambitieuse de Nabokov, Ada, dont il forme la quatrième partie et où il figure comme ouvrage du narrateur, Van Veen, le propre frère d'Ada (leurs amours incestueuses débutent alors qu'ils ont respectivement quatorze et douze ans). Convergence fortuite, sans doute, comme l'est aussi celle qui rapproche l'intérêt bien connu de Queneau pour le phénomène de néoténie [20] de la fascination qu'exerce, sur Nabokov, des phénomènes de métamorphose chez les lépidoptères et, bien plus généralement, le désir commun des deux écrivains de franchir - ou mieux d'ignorer - le fameux "rideau de fer" qui sépare Science et Littérature [21] . . Les "petites filles" et les désirs, les frustrations - ou les exaspérations - qu'elles suscitent appartiennent évidemment, comme le souligne Nabokov lorsqu'il parle de « nos petites filles », à un domaine plus directement partagé par les deux auteurs. Il s'agit là d'ailleurs là d'une convergence de cheminements anciens. Comme l'a noté Maurice Couturier [22] , les nymphettes apparaissent très tôt dans l'ouvre de VN avec Machenka (1925), Margot, l'héroïne de Rire dans la nuit (1931) mais aussi Zina dont le beau-père confie à Fiodor, dans Le don (1938) : Imaginez ce genre de chose : un vieux type - mais encore vert, fougueux, assoiffé de bonheur - vient à connaître une veuve, et elle a une fille, presque encore une enfant - vous voyez ce que je veux dire - quand rien n'est encore formé, mais qui a déjà une façon de marcher qui vous fait perdre la tête. Elles se manifestent aussi - dans un style plus familier qui leur est propre - dans plusieurs romans de Queneau. Après Annette (1939), mais avant Sally (1947, 1950) ou Zazie (1959), nous rencontrerons, dans Loin de Rueil (1944), Lulu Doumer « une jeune personne à la fesse ferme ». C'est rien bath ici qu'elle dit Lulu Doumer avec ses quatorze ans[.] Mince alors qu'elle répéta Lulu Doumer avec ses petits nichons piriformes. ainsi que la petite Pierrette, une « fillette encore maigrichonne » qui est l'objet des convoitises de Jacques et de Linaire. Plus encore qu'Un rude hiver, Loin de Rueil préfigure visiblement Zazie, qui ne peut donc en aucun cas avoir été inspirée par Lolita (ni par les ouvres antérieures de VN qui n'avaient été jusqu'alors publiées qu'en russe). On notera aussi la présence (plus que discrète) de la jeune Marinette dans Le dimanche de la vie (1952). Aucune rencontre entre VN et RQ n'est attesté, à ma connaissance, avant 1960. Mais les "lignes d'univers" des deux écrivains se rapprochent dès 1936, nous l'avons vu, et restent voisines jusqu'au dernier trimestre de 1939. On pourra se reporter, pour mieux situer et évaluer ce domaine spatio-temporel d'interactions, au tableau chronologique que voici :
Exilé à Berlin depuis 1922, VN effectue plusieurs séjours en France, à Paris et dans le Midi, notamment en 1923 et 1929. Avec la montée du nazisme il décide de se réfugier à Paris où il s'installe en 1937 - et où Queneau a déjà publié Le chiendent (Gallimard, 1933). Ils fréquentent alors des milieux intellectuels et littéraires qui ne se recouvrent pas complètement (VN est lié à l'émigration russe, RQ collabore à des publications engagées telles que La Critique Sociale et Volontés). Mais ces milieux possèdent une important partie commune qui est liée à deux revues dont Jean Paulhan est l'animateur principal : la Nouvelle Revue Française et Mesures (on notera que Nabokov parlait et écrivait parfaitement le français, Queneau étant de son côté un spécialiste des littératures de langue anglaise). Avec Paulhan, d'autres personnalités jouent un rôle important, pour l'un comme pour l'autre. - Georges Pelorson Normalien (démissionnaire) et angliciste, ami de Beckett et de Miller (dont il traduira les principaux romans), il prend contact avec Paulhan en 1932 dans l'espoir que la nrf publiera ses poèmes et devient naturellement un habitué des "mercredis" de l'auteur des Fleurs de Tarbes. C'est là qu'il rencontre Queneau avec qui il se lie durablement. Ensemble, ils fondent Volontés où Queneau publiera de nombreux articles [24] dont un sur Joyce (n° 9, décembre 1938). Plus tard les appréciations de RQ sur Pelorson (qui a adopté le patronyme de Georges Belmont) se feront moins amènes. - Henry Church Mécène américain vivant à Paris, Henry Church a fondé la revue Mesures qui accepte en 1937 (sans la publier) la nouvelle de Nabokov : A bad day. Une célèbre photo, prise en avril de cette année dans la propriété des Church à Ville-d'Avray, présente le "comité éditorial" de la revue avec Sylvia Beach, l'amie de Joyce, Adrienne Monnier, Henri Michaux, Michel Leiris, Jean Paulhan. et Vladimir Nabokov. Grâce à Paulhan Mesures publiera, de Queneau : dans son n° 3 (juin 1937) le fragment initial de Chêne et chien, puis, en avril 1938, L'Homme dont le cour était resté dans les montagnes (traduction d'un texte de William Saroyan et finalement Panique, en janvier 1939. Et c'est en 1939 aussi que la revue publie Mademoiselle O, (fragment autobiographique écrit directement en français par Nabokov). - Maurice Girodias Maurice Girodias est le fils de Jack Kahane, fondateur d'Obelisk Press qui publie les grands romans de Henry Miller et quelques ouvres "licencieuses". Dans ses Journaux, Queneau signale qu'il a fait connaissance de Jack Kahane en 1936. Pendant la guerre, Maurice prend le nom de Girodias qui est celui de la lignée maternelle. Après la mort subite de son père, et avec l'aide de Georges Pelorson-Belmont, il crée en 1953 Olympia Press qui poursuit l'ouvre paternelle en publiant des textes érotiques mais aussi Beckett, Miller, Durrell, Burroughs ainsi que les traductions anglaises de Genet et d'Histoire d'O. C'est à lui que Doussia Ergaz, correspondante de Nabokov à Paris, proposera Lolita. Girodias est enthousiasmé et le livre paraît dès le mois d'août 1955. Et lorsque Queneau persuade Gallimard de publier une version française, c'est Eric Kahane, frère de Girodias, qui signe la traduction. - Jean Paulhan et la n.r.f. Ils se trouvent évidemment au centre de gravité de cette constellation littéraire. Paulhan est d'ailleurs le préfacier et le promoteur d'Histoire d'O (on lui en attribuera même, pour un temps, la paternité). Déconcerté par les premiers textes de Queneau, en particulier par Panique et Idylle (qui deviendra Odile), il publiera pourtant Alfred ou le Café (un fragment de Les Derniers Jours) dans la n.r.f. de mars 1936, cependant qu'en mars 1937 la même n.r.f. donne l'important essai critique de Nabokov (son second texte rédigé en français) : Pouchkine ou le vrai et le vraisemblable. Deux articles de Queneau sont parus dans la revue en 1936 : l'un sur Jean Hélion (un grand ami de Pelorson), en avril, l'autre sur Miller, en décembre. On trouve aussi une traduction de Kay Boyle en mai 1937, un texte sur la Psychologie anglo-saxonne, en juin 1939 et l'article sur Ezra Pound en octobre de la même année. Il est clair que nos deux auteurs, publiant dans les mêmes revues en cette fin des années trente, ayant de nombreuses fréquentations communes, devaient se lire (VN fait allusion aux articles de RQ dans la n.r.f.) et se sont certainement croisés bien avant 1960. Mais je n'ai pu trouver la trace d'une rencontre ni même d'une inspiration dans un sens ou dans l'autre. Les petites filles respirent bien le même air, à coup sûr, mais cet air est décidément fort subtil.
Les fleurs
(bleues) de Tarbes
L'un des exercices les plus réussis est sans doute Prière d'insérer (c'est le vingt-quatrième), qui commence par Dans son nouveau roman, traité avec le brio qui lui est propre. et s'achève sur . Le tout donne une impression charmante que le romancier X a burinée avec un rare bonheur. Or on trouve aussi des "Prières d'insérer" parodiques chez Nabokov : - Déjà la Préface qu'un supposé John Ray Jr. ajoute au texte de Lolita est une évidente parodie "péritextuelle" (datée de 1955). - La cinquième et très brève partie qui conclut Ada (1969) se caractérise par un glissement virtuose du point de vue. Le chapitre VI final commence avec la voix de Van Veen qui poursuit son autobiographie, puis passe à la troisième personne, à la faveur d'un bref dialogue entre Van et Ada, pour s'achever, comme par inadvertance, sur une grotesque "prière d'insérer" dont voici quelques extraits : . - voilà le leitmotiv qui revient en vagues perlées dans Ada, vaste et délicieuse chronique. . Malgré les nombreuses complications de l'intrigue et de la psychologie, le récit va bon train. . La délicatesse du détail pittoresque n'est pas le moindre des ornements de la présente chronique. - Le dernier ouvrage de Nabokov, Regarde, regarde les arlequins (1974) est une auto-parodie des plus réjouissantes (une fausse "page de garde" présente les "Autres ouvrages du narrateur" qui sont des sortes de doubles des livres de Nabokov. Le double de Lolita s'intitule Un royaume au bord de la mer et le héros découvre, au dos d'une édition pirate (imprimée à Formose !) de son livre, une "prière d'insérer" où l'on peut lire : Une situation. (décrite avec un luxe de détails tout à fait nouveau) se mue par les grés [erreur typographique] en un authentique dialogue d'amour et de tendresse. Coïncidences, peut-être, convergences, confluences, en tout cas. C'est ainsi que Jacques Roubaud [25] croit avoir mis en évidence, dans Zazie, une construction antonymique qui pourrait faire songer au jeu d'équivalences/oppositions que pratique Nabokov dans Regarde, regarde les arlequins, mais qu'il rapproche plutôt d'un livre pour enfants auquel il est fait allusion dans Zazie dans son plus jeune âge : L'enfant du métro, paru en 1943 aux Editons du Chêne, alors dirigées par Maurice Girodias ! J'observerai pour conclure que, dans la postface qui accompagne la traduction de L'Enchanteur, Dmitri Nabokov cite un fragment de dialogue (entre un écrivain et un critique) extrait d'une nouvelle de son père, Le voyageur [26] :« Dans la Vie beaucoup dépend du hasard, mais il y a bien des choses inhabituelles. Le Verbe est doté du privilège suprême d'enrichir le hasard et de faire du transcendantal quelque chose qui n'est pas fortuit. » Raymond Queneau aurait (peut-être) souscrit à ce jugement.
[1] Les
quatre petites filles (Gallimard, 1968, p. 111). |
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