Littératures / Critique et analyses |
Italo Calvino sur les sentiers du labyrinthe
Elu "correspondant étranger" de l'OuLiPo le 14 février 1973, Italo Calvino qui vivait à Paris depuis 1967, devint membre de plein exercice, paradoxalement, alors qu'il s'était installé à Rome, en 1980. Le public italien - la critique, surtout - lui tint assez longtemps rigueur de cette double appartenance et préférait passer sous silence les fruits oulipiens de son exil [1] . Lui-même a évoqué ce long séjour dans Ermite à Paris [2] , un texte où deux métaphores significatives sont utilisées : - celle du réseau des villes, réelles ou imaginaires, ce qu'il exprime ainsi : « .les villes sont en train de se transformer en une seule ville, en une ville ininterrompue où l'on perd les différences qui autrefois caractérisaient chacune d'elles. cette idée, qui parcourt tut mon livre Les Villes invisibles, me vient de la façon de vivre qui est désormais celle de beaucoup d'entre nous. » - celle du discours encyclopédique ou du musée, qui fait de Paris un ouvrage à consulter, le domaine privilégié du collectionneur. Toutes deux évoquent le titre triadique d'un conte pour enfant : Forêt-racine-labyrinthe,
titre dont les constituants apportent un utile éclairage sur de nombreux
aspects de la pensée calvinienne et en soulignent la parenté essentielle
avec les orientations de l'OuLiPo [3] . Forêts
Le "forestiere" de Forestiere a Torino, le premier des textes autobiographiques réunis dans Eremita a Parigi est un faux ami et signifie "étranger". Mais il évoque avec bonheur, pour un lecteur francophone, un univers agricole, d'arbres et de fleurs, qui fut celui des parents d'Italo, à Cuba puis à San Remo, et celui de ses premières études universitaires, à la Faculté d'Agriculture de l'Université de Turin, en 1941-42, puis à la Faculté d'Agriculture et sylviculture (foresteria) de l'Université de Florence, en 1943-4, études qu'il abandonna pour rejoindre les partisans de la division Garibaldi dans la Riviera ligurienne. Dès 1947 Le sentier des nids d'araignée, dans un récit qui transfigure déjà le néo-réalisme de cette époque, évoque la complexité des êtres les plus simples et des situations souvent ambiguës, sur les chemins de traverse qui conduisent des faubourgs aux sous-bois. Mais pour Calvino les forêts sont faites d'arbres et les arbres de branches. Discerner ces niveaux hiérarchiquement distincts mais profondément imbriqués de la réalité, en maîtriser l'articulation, c'est le travail même de la connaissance. Il y a là, pour un artiste qui refusa toujours de reconnaître les frontières qui sépareraient la Science et la Littérature, une source d'inspiration qui ne se démentira pas. Les arbres, leurs branches, leurs racines et leurs enchevêtrements donneront à ses contes les plus fantastique une imprégnation reconnaissable de l'esprit des Lumières, celui de "Côme Laverse du Rondeau", le héros du Baron perché (1957) dont les aventures nous font cheminer parmi les pins, les figuiers, les oliviers comme parmi les bandits, les soldats et les braves gens. Mais notre cheminement doit demeurer parfaitement rationnel et dans le dernier volet de la trilogie Nos ancêtres (1959), le chevalier lui-même, pour exister, doit faire l'apprentissage des structures de l'espace où s'inscrit la hiérarchie des niveaux de réalité : Il l'aperçut, assis par terre, au pied d'un pin, occupé à disposer les petites pignes tombées sur le sol selon un dessin géométrique : un triangle rectangle. A cette heure du petit jour, Agilulfe éprouvait régulièrement le besoin de s'appliquer à quelque travail de précision : dénombrer les objets, les ordonner suivant des figures régulières, résoudre des problèmes d'arithmétique. [ ... ] Il en était là quand Raimbaut l'aperçut : avec des gestes médités et rapides, il disposait les pommes de pin en triangle, puis formait des carrés sur chacun des trois côtés, et additionnait obstinément les pignes des carrés formés sur les deux côtés de l'angle droit, comparant avec celles du carré de l'hypoténuse. Ici, Raimbaut ne le voyait que trop, tout marchait à coup de chartes, de conventions et de protocoles ; et, sous tous ces rites, qu'y avait-il en fin de compte ? [4] Et ce sont très concrètement des pommes de pin
qui dessinent les triangles comme plus tard les treillis clivés des
Villes invisibles qui s'incarneront dans les architectures de
l'imaginaire. RacinesL'effort de Calvino, dans ses ouvres littéraires comme dans ses essais critiques ou autobiographiques, c'est donc un effort pour exprimer les choses dans leur totalité ou dans un mouvement qui tend vers la totalité. C'est en effet l'effort de l'artiste comme celui du savant et c'est bien lui que s'impose, à sa façon, Palomar. Sa réussite, même partielle, réclame une pleine conscience des racines, de toutes les racines de la connaissance, comme une capacité exceptionnelle d'appréhension et de compréhension de la forêt des chemins sur lesquels débouchent, des racines aux feuilles ultimes, les acquis de la culture. Dans Forêt-racine-labyrinthe la forêt toute entière a été le théâtre d'une fantastique permutation des racines et des branches. L'auteur féru de linguistique qu'était Calvino n'ignorait pas que les arbres syntaxiques (Claude Berge les appelait "arborescences") se représentent graphiquement à l'envers, comme dans le conte. Mais il s'intéressait aussi aux tentatives de représentation "structurales" de la sémantique, en particulier aux "carrés de Greimas" qu'il utilisa, non sans ironie, comme système de contraintes, dans l'élaboration de Si par une nuit d'hiver un voyageur [5] . Ces représentations, ces stylisations débouchent naturellement vers les formes géométriques simples mais parfois emboîtées qui forment le squelette invisible de bien des textes. On notera, en particulier, le schéma caché [6] des Villes invisibles (1972) losange oblique [5´11] que l'on rapprochera du demi-losange [6´12] de Si par une nuit d'hiver. , ainsi que de la triade autosimilaire de Palomar (1983), de dimension [3´3´3], qui commande l'organisation prosodique comme les contenus sémantique et rhétorique de ce troublant essai. Dans ce déploiement de nouvelles "espèces d'espaces", se manifestent des voisinages littéraires, se précisent d'autres racines. La proximité d'Italo avec Georges Perec qui se manifeste ainsi est d'ailleurs attestée à de nombreuses reprises : dès 1973, dans un entretien avec Ferdinando Camon, puis dans la belle nécrologie Ricordo di Geoarges Perec, qui parut dans la Repubblica, le 6 mars 1982, enfin dans l'analyse de La vie mode d'emploi publié sous le titre Perec et le saut du cavalier paru dans le même journal, le 16 mai 1984. Ce sera là le dernier essai critique de l'auteur des Leçons américaines dont le dernier "mémo", intitulé Multiplicité, s'achèvera sur un retour à Perec, puis à Queneau et à l'OuLiPo. Mais les deux dernières lignes de ce texte évoquent aussi d'autres
racines : Ovide et Lucrèce. Car les racines de Calvino s'étendent
largement dans les siècles et les cultures et il en a fait l'exploration
en de nombreux essais [7]
. On doit souligner les textes consacrés à Galilée où il propose
sa propre "explication des métaphores" et tous ceux dans lesquels
il développe son combat contre le "rideau de fer", dénoncé
par C. P. Snow, entre "les deux cultures". Le 26 juin 1975,
dans la dédicace qu'il avait écrite sur mon exemplaire de Temps zéro,
il évoquait notre "complicité" « dans la violation
des frontières entre la science et la littérature ». Labyrinthes L'enchevêtrement des chemins, des destins croisés, les articulations innombrables d'architectures imaginaires mais possibles suggèrent avec force une image du labyrinthe, c'est-à-dire une version géométrique du combinatoire. Mais on peut acquérir la maîtrise du combinatoire, par la connaissance ou la construction de filtres anti-combinatoires, ceux qu'offrent l'explicitation des structures, l'énoncé des règles, la spécification des contraintes. Cela implique, bien sûr, le renoncement à certaines formes de spontanéité, le recours à des formalisations, à des calculs, y compris de simples calculs d'arithmétique et de géométrie. Pour l'artiste comme pour l'homme de science, le monde ne se présente donc pas comme une prolifération indéchiffrable car l'un comme l'autre élabvore, pour en venir à bout, un canevas, un réseau de coordonnées qui organise son travail et en assure la cohérence. La complexité des chemins n'est donc jamais celle d'un chaos, mais plutôt d'un labyrinthe dont il nous faut précisément relever le défi [8] : A y regarder de près, même l'attitude rationalisante, géométrisante et réductrice de l'avant-garde, dans ses manifestations extrêmes les plus récentes comme celle de Robbe-Grillet, traduit en fait un repli vers une intériorisation qui est la conséquence précisément de cet effort de dépersonnalisation objective : le processus de mimesis des forces productives devient intérieur, devient regard, façon de se mettre en rapport avec la réalité extérieure. [ ... ] Mais dans ce cas encore c'est la forme du labyrinthe qui domine : labyrinthe de la connaissance phénoménologique chez Butor, labyrinthe de la concrétion et de la stratification linguistiques chez Gadda, labyrinthe d'images culturelles issues d'une cosmologie plus labyrinthique encore chez Borges. [ ... ] Cette littérature du labyrinthe gnoséologique culturel offre en soi deux possibilités. On trouve d'une part l'attitude, aujourd'hui nécessaire pour affronter la complexité du réel, en refusant toutes les approches simplificatrices qui ne font que nous confirmer dans nos habitudes de représentation du monde; non, ce dont aujourd'hui nous avons besoin est la carte la plus détaillée possible du labyrinthe. D'autre part, existe la fascination du labyrinthe en tant que tel, du fait de s'y perdre et de représenter cette absence d'issue possible comme la véritable condition humaine. C'est à dissocier l'un de l'autre ces deux comportements que nous voulons utiliser notre regard critique, tout en ayant présent à l'esprit qu'il n'est pas toujours possible de les distinguer avec clarté. [ ... ] Et qui croit pouvoir vaincre les labyrinthes en fuyant leur complexité passe à côté de la question. Donc poser l'existence d'un labyrinthe puis demander à la littérature de fournir une clé pour en trouver l'issue apparaît comme une demande dépourvue de toute pertinence. Ce que peut faire la littérature est de définir la meilleure attitude possible pour trouver une voie de secours, même si cette issue ne consiste que dans le fait de passer d'un labyrinthe à un autre. C'est le défi au labyrinthe que nous voulons sauver, c'est la littérature du défi au labyrinthe que nous voulons mettre en évidence en la distinguant d'une littérature de reddition au labyrinthe. Le choix du défi au labyrinthe comme une aventure de la connaissance est l'un de ceux qui ont rapproché Calvino de Queneau et qui ont déterminé son orientation. Aussi la postface écrite par Calvino pour accompagner la traduction en italien de la Petite cosmogonie portative constitue-t-elle une bonne illustration du travail à effectuer pour qui veut relever le défi. Ce travail, intitulé Piccola guida alla Piccola cosmogonia [9], rédigé entre 1978 et 1981, et qui prolonge et complète le travail d'Yvon Belaval [10], donne aussi des clés pour une bonne partie de l'ouvre calvinienne (en particulier Cosmicomics et Temps zéro). Contrairement à Queneau, Calvino ne juge pas toujours nécessaire de faire disparaître définitivement l'échafaudage, après emploi (il rejoint en cela Georges Perec) [11] Le travail du scientifique n'est-il pas de découvrir - de rendre visibles - des échafaudages cachés? Il est donc naturel d'aller un peu plus loin à la rencontre de ces échafaudages invisibles, de rechercher dans la nature - telle qu'elle apparaît aux yeux du savant - pour y puiser l'argument d'une littérature qui est aussi l'épanouissement d'une découverte : Nous avons dit que la littérature est, tout entière, dans le langage, qu'elle n'est que la permutation d'un ensemble fini d'éléments et de fonctions. Mais la tension de la littérature ne viserait-elle pas sans cesse à échapper à ce nombre fini? Ne chercherait-elle pas à dire sans cesse quelque chose qu'elle ne sait pas dire, quelque chose qu'on ne peut pas dire, quelque chose qu'elle ne sait pas, quelque chose qu'on ne peut pas savoir? Telle chose ne peut pas être sue tant que les mots et les concepts pour l'exprimer et la pensée n'ont pas été employés dans cette position, n'ont pas été disposés dans cet ordre, dans ce sens. Le combat de la littérature est précisément un effort pour dépasser les frontières du langage; c'est du bord extrême du dicible que la littérature se projette; c'est l'attrait de ce qui est hors du vocabulaire qui meut la littérature. [12] Il s'agit donc d'un défi à relever, par l'écrivain comme par le savant. Et il précise : L'ouvre littéraire pourrait être définie comme une opération dans le langage écrit qui implique, d'un même mouvement, plusieurs niveaux de réalité. De ce point de vue, une réflexion sur l'ouvre littéraire peut ne pas être inutile pour le scientifique et le philosophe de la science. On ne s'étonnera donc pas que ces fragments autobiographiques qui s'assemblent dans Palomar aient pour titre le nom d'un observatoire d'astrophysique.
Note au lecteur : cet article est complété par la quatrième partie du Chapitre IV de Science et Littérature.
[1] C'est Mario Fusco qui, le premier, rompit ce silence dans le numéro 274 (février 1990) du magazine littéraire, numéro consaré à Calvino, où l'on peut lire aussi Si par une nuit d'hiver un oulipien, par Marcel Benabou. Mais dans sa collection "I Meridiani" (l'équivalent de notre "Pléiade"), l'éditeur italien Mondadori a inclus, dans le troisième volume des Romanzi e racconti, une section consacrée aux poesie e invenzioni oulipiennes accompagnée de notes et commentaires très complets dus à Mario Barenghi. [2] Paru dans l'ouvrage éponyme publié au Seuil en 2001, dans une traduction de Jean-Paul Manganaro, ce texte a été rédigé à partir d'un entretien avec Valerio Riva réalisé pour la télévision suisse italienne en 1974. [3] Achevé le 5 décembre 1977 (une date oulipienne entre toutes), ce conte été traduit en français par Fournel et Roubaud et publié en 1991 chez Seghers. [4] Le chevalier inexistant, p. 470 de la réédition en volume collectif sous le titre Nos ancêtres, Seuil, 2001.. [5] Il en explicite la méthode de composition dans le Rousselien Comment j'ai écrit un de mes livres (Bibliothèque Oulipienne n° 20, 1983). [6] Il a été décrypté par Carlo Ossola et présenté, en traduction française, par Philippe Daros dans son excellent ouvrage Italo Calvino, Hachette, 1994. On pourra consulter aussi mon article Italo Calvino et les lumières de la ville, Giallu n° 6, 1996, p.23. [7] La plupart ont été rassemblés (en version française) dans Pourquoi lire les classiques (Seuil, 1993). On y trouve en particulier Perec et le saut du cavalier. [8] La sfida al labirinto (1944), reproduit dans Una pietra sopra. Trad. Philippe Daros, loc.cit., pp.138-140. [9] Einaudi (1982), p.145. Le texte de Calvino a été traduit en français par Jean-Baptiste Para et Danielle Apollonio et publié dans la revue Limon, n°3 (Novembre 1988), p.109. [10] Travail intitulé : Petite Kenogonie, et publié dans Poèmes d'aujourd'hui. Gallimard 1964, p.153. [11] Dans l'Atlas de littérature potentielle, la quatrième partie, intitulée Oulipo et informatique, proposait, dans sa cinquième section, un texte de Calvino : Prose et anticombinatoire où un projet de travail informatique lié à sa nouvelle L'incendie de la maison abominable, était analysé. La nouvelle a été publié dans La grance bonace des Antilles (Seuil, 1995, p.153). J'ai analysé notre travail commun dans L'ordre dans le crime, une expérience cybernétique avec Italo Calvino, Europe n° 815, mars 1997, p. 128. Et Calvino concluait ainsi sa contribution à l'Atlas : Cela montre bien, pensons-nous, que l'aide de l'ordinateur, loin d'intervenir en substitution à l'acte créateur de l'artiste, permet au contraire de libérer celui-ci des servitudes d'une recherche combinatoire, lui donnant ainsi les meilleurs possibilités de se concentrer sur ce " clinamen " qui, seul, peut faire du texte une véritable ouvre d'art. [12] Cybernétique et fantasme, texte d'une conférence prononcée en 1967, réédité dans La machine littérature (Seuil, 1993).
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Paul Braffort © 2002 |