Long cours / Avant

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Avant Grenelle


Si le long cours que l’on va suivre ici débute effectivement le 5 décembre 1923 à 17 heures, à la maternité de l’Hôpital Notre-Dame du Bon Secours, rue Giordano Bruno à Paris, dans le quatorzième arrondissement, cet événement a été précédé d’un certain nombre d’autres, préalables certainement indispensables dont PB s'est efforcé de conserver la trace.

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odeurs blasphématoires, senteurs de sainteté


la confession d'un unique


Mes parents ne souhaitaient pas avoir d'enfant. Ils travaillaient tous les deux et sortaient souvent en compagnie de leurs amis, Henry et Madeleine Ferry. Ils aimaient le caf'-conc', les opérettes, les apéros sirotés à la terrasse des Grands Boulevards.
Mais les Ferry eurent un enfant, Claude, un superbe bébé blond qui ressemblait à s'y méprendre à la réclame célèbre du savon Cadum. Vexés mes parents réagirent et je fus conçu! Henry fut mon parrain.

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Claude Ferry et l'auteur


Ma mère

Née le 24 juin 1890 à Thonon-les-Bains, ma mère, Mélanie Jeanne Marie Badin (mais on l'appelait "Rito") était la fille de deux épiciers : un Savoyard qui mourut phtisique et une Valaisanne qui connut la faillite après la mort de son mari et mourut en odeur de sainteté (l'un explique l'autre!). Sa famille (les Veuthey, de Saint-Maurice et de Sion) comprenait nombre de bonnes sœurs et de prêtres parmi lesquels le père Léon Veuthey qui devint professeur à la Faculté de Philosophie de l'Athénée Urbain de Rome . Ses deux sœurs (l'aînée était appelée "Mady" et la cadette "Bertholet") et elle décidèrent de tenter leur chance à Paris et louèrent un appartement dans le quinzième arrondissement, 7 rue Auguste Bartholdi. Elles subsistèrent, je crois grâce à de menus travaux de couture et de secrétariat.
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Mon père

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Né le 9 janvier 1892, rue Lacepède, dans le cinquième, mon père, Fernand Charles était le fils d'un ouvrier métallurgiste, Charles Braffort et de la cantinière de l'Ecole Communale d'Ivry, Annette Schneider. Je sais peu de choses de la branche Braffort (on en trouve des traces à Fourchambault, dans la Nièvre, mais aussi à Arlon, en Belgique et même à Bruxelles où il existe une avenue du Bâtonnier Braffort). Les Schneider étaient des Lorrains et des Rémois où l'on trouvait métallurgistes (ouvriers!), souffleurs de verre (de bouteilles de Champagne), pépiniéristes, etc.. Charles Braffort, qui n'était pas toujours sobre (il fut écrasé par un tramway), était assez anarchiste et chantait volontiers l'Internationale. Fernand, mon père, avec des gamins de son étage, visitait volontiers les église d'Ivry pour y pisser dans les bénitiers.

Ayant obtenu son certificat d'études, il débuta comme débardeur à Ivry (où il déchargeait des péniches apportant de la farine), puis fut engagé comme manutentionnaire aux Magasins Réunis. En 1911 il fut appelé au service militaire et, rattrapé par la guerre, ne quitta l'uniforme qu'en 1918. En 1915 il fit partie des troupes des troupes envoyées en Bulgarie dans le cadre de "l'expédition des Dardanelles".
L'un de ses camarades, victime d'un abcès dentaire mal soigné, mourut. Il s'appelait Louis et était le frère cadet des sœurs Badin qu'il fallait donc prévenir. Mon père demanda à sa mère de le faire et celle-ci, qui s'était prise d'amitié pour les jeunes femmes, décida que Rito épouserait Fernand.
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Mon père devant sa tranchée en Bulgarie

La rencontre se fit en 1917, à l'occasion d'une permission que mon père prolongea suffisamment pour être considéré comme déserteur et passer en conseil de guerre (Pétain sévissait). Il fut expédié en première ligne à Verdun et fut atteint par un éclat d'obus dans le genou. Il passa ainsi les derniers mois de la "grande Guerre" dans un hôpital militaire près de Lyon où ma mère vint lui tenir compagnie. Ils se marièrent à Paris, à la mairie du quinzième, le 28 décembre 1918.
J'avais trouvé dans les papiers laissés par mes parents un texte de la main de ma mère dont l'écriture énergique m'a toujours surpris. Mais tout récemment j'ai réalisé qu'il s'agissait d'un poème (car les vers n'étaient pas séparés) copié très probablement d'après un envoi de mon père (dont on reconnaît l'écriture sur quelques corrections). Je le recopie ici car il me semble bien caractéristique du style et de l'esprit de l'époque… et me touche personnellement, bien sûr :


Le poilu d'Orient

Brr… bon sang qu'il fait froid j'en ai la peau qui gèle
Mes doigts restent collés au manche de la pelle
Dis donc! Poilu pourquoi ne dis-tu rien ce soir,
Aurais-tu le cafard? Près de moi viens t'asseoir.
Laisse là ton outil et viens tirer les heures!
Mais tu baisses la tête ainsi qu'un chien battu.
Fais voir un peu tes yeux? Ben quoi poilu tu pleures?
Ah ça mon pauvre vieux, mais de quoi te plains-tu
Puisque le fait est vrai quoique extraordinaire
…On va faire un état pour les permissionnaires.

*

Je sais tu n'y crois plus, mais tu souris quand même
Pour nous ce n'est qu'un mot mais c'est un mot qu'on aime
Etre permissionnaire est un rêve riant
Que vous avez tous fait les poilus d'Orient!
C'est l'oubli des rancœurs qu'on croyait éternelles…
Clac, clac, clac, la mitraille effleure le boyau
C'est le cœur si léger qu'il semble avoir des ailes
Ne pleures pas va poilu car je tiens mon tuyau
Du cuistot qui l'apprit du cabot d'ordinaire
…On va faire un état pour les permissionnaires.

*

Voilà bientôt deux ans que tu quittas la France
Le cœur un peu serré mais rempli d'espérance
Tu te souviens poilu d'avoir dit "au revoir"?
A la côte française en levant on mouchoir
Pendant qu'on s'éloignait sur une mer sans houle
Tu disais simplement qu'il est loin mon clocher
Et le bateau glissait sous les yeux de la foule…
Bing! C'est un shrapnel qui vient de ricocher.
La blessure aujourd'hui serait mauvaise affaire
…On va faire un état pour les permissionnaires.

*

depuis, sans un regret pour ta force gâchée
fidèle à ton devoir tu vis dans la tranchée
la nui, le jour, la pelle ou la pioche à la main
avec ce seul espoir recommencer demain!
L'été c'est la fournaise, l'hiver le cloaque
Et pour récompenser ta peine et ton travail
Toi qui ne peut lâcher l'outil que pour l'attaque
On t'appelle je crois l'Embusqué de Sarrail!
Ton courage poilu vaut un meilleur salaire
…On va faire un état pour les permissionnaires.

*

Ta maison sur ton dos sans cesse tu chemines
Torturé par la soif, la fièvre et la vermine.
Ton exil n'est pas fait que de maux et tracas
La lettre qu'on t'envoie bien souvent n'arrive pas
Ni même les colis œuvres de mains pieuses!
… Alerte au gaz! Rabat ton masque sur ton nez.
Tomber face à face est une mort glorieuse
Il ne faut pas Poilu mourir assassiné.
Votre coup est manqué Bulgares sanguinaires
…On va faire un état pour les permissionnaires.

*

Et nul ne chantera Poilu ta renommée
Chemineau de Sarrail et paria de l'Armée
La gloire est pour toi seul on ne la connaît pas;
On ignore ta vie et même ton trépas!
Depuis des mois tu tiens sans repos et sans trêve
Gardant au cœur l'espoir et […] du rêve
Peut-être qu'on voudrait te relever? Pars…mais
Pensons-y bien souvent mais n'en parlons jamais
Les poilus d'Orient deviendront légendaires
…On va faire un état pour les permissionnaires.


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Poème de mon Père écrit par ma mère

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Paul Braffort © 2002
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