Littératures / Prose

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3.   Fragments d'une bibliothèque idéale

 

-        Je viens de dicter le dernier mot de ce livre. J'aurais laissé paraître cet ouvrage sans avertissement si j'avais pu le présenter dans sa totalité. Mais publier d'un coup un roman de huit ou dix volumes, c'est une extravagance que ne peut se permettre, de nos jours, un éditeur sensé, - si haut qu'il tienne sa firme au-dessus des sollicitations commerciales. J'ai longtemps réfléchi à qui dédier mon premier livre. Pour les filles qu'on aime, il est trop pragmatique. Les élèves l'étudieront de toute façon. Les amis me soutiendront sans cela. Les ennemis attaqueront quand même.

-         Voici un gros volume où j'ai dit sans rhétorique, sans passion, sans calcul, sans flatterie ascendante ou descendante, mon humble sentiment sur les grandes affaites de la vie. Pour commencer, je veux me défendre de posséder les dons d'imagination et d'expression qui m'auraient permis de créer de toutes pièces, pour l'amusement du lecteur, le personnage qui s'appelait. Il est possible que ce texte soit imprimé et lu quelque part. Il n'est pas non plus interdit de penser qu'à l'état de manuscrit, il dorme de longues années, silencieux, dans un tiroir.

-         En général, l'auteur d'un livre d'introduction a le choix entre deux méthodes d'exposition : la méthode synthétique et la méthode analytique. Pourtant, dans le cas présent, il n'y avait pas de choix : l'application de la méthode analytique s'imposait. Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison. Aujourd'hui, je recommence à tenir mon journal forcément interrompu pendant ma maladie, ma grosse maladie, - car je crois vraiment que j'ai été très malade.

-         Le siècle dernier, nous nous en rendons tous compte, a été le témoin d'une transformation radicale du milieu humain tout entier, ce qui provient surtout de l'influence des sciences mathématiques et physiques sur la technologie. Dans un monde où tout se tait sous la menace d'une épouvantable absence, l'homme autrefois bercé par la voix des dieux se retrouve seul, contraint de relever le défi lancé par les obscures puissances de la destruction et de rebâtir sa propre image à partir des dernières marches du néant. Au moment où le monde subit de si grands ébranlements, où les nations changent de figure, où les sociétés cherchent un équilibre nouveau, où, dans chaque individu, l'humanité toute entière s'interroge sur son propre destin, c'est, semble-t-il,  appliquer son esprit à un objet bien menu que de chercher à définir l'essence de la parole et celle de l'écriture.

-         Ce livre est constitué des bribes d'un manuscrit découverts par hasard, c'est-à-dire à l'insu des autorités dans un dépotoir récemment inauguré et très vite abandonné. Ces pages ont deux visages bien distincts. Tout le fatras immonde des lumières aveuglantes jetées sur l'âcre point de la face remplie d'excréments de la grosse caisse résonnante des nuages criant blessure ouverte montrant ses dents au trou du puits agitant ses ailes déchirées.

-         Peu d'énigmes sont aussi troublantes que celle du temps. Il n'en est guère d'aussi dénaturées. Aux immenses difficultés d'appréhender un phénomène qui se présente à la fois comme la trame de tous les changements du monde extérieur et de nos pensées s'ajoutent les déformations de l'anthropomorphisme et les pièges du verbalisme. Il n'est que de renoncer au fantôme de l'esprit, une fois pour toute ; le reste suit, sans l'ombre d'un doute, fût-ce ai cour du chaos. Ainsi, après bien des années, je me retrouvais chez moi.

-         J'ai longtemps hésité avant d'entreprendre le récit de mon voyage. Lorsque cette histoire commence, je me retrouve sur la route qui va de Bou Jeloud à Bad Fetouh en longeant les murs de la ville. Il a plu. Des flaques d'eau reflètent les derniers nuages. Nous levons l'ancre qui se balance à l'avant ; les grandes voiles se gonflent ; les bonnettes donnent à plein ; les trois cacatois s'incurvent sous la brise, qui nous poursuit au large comme une chienne hurlante.

 

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Paul Braffort © 2002
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