Littératures / Prose

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1.  Ah, le fat !

 

Chers amis de Confidences,

Je suis aveugle de naissance et c'est mon père - lui-même infirme - qui me fait la lecture (toujours impatiemment attendue) de votre intéressant journal. La rubrique « Comment se sont-ils connus ? », en particulier est d'une richesse qui ne se dément pas et j'aimerais y apporter ici ma modeste contribution.

Conscient des contraintes qu'entraîne mon handicap, je me suis orienté vers une profession où celui-ci deviendrait au contraire un avantage : c'est ce qui m'a amené à entreprendre une formation de goûteur d'eau minérale à l'Institut des jeunes aveugles, installé depuis peu au 15 de la rue Mayet à Paris, dans le 7ème arrondissement. J'ai pris l'habitude de m'y rendre par le métro. Je descend à la station Duroc et je m'engage dans la rue de Sèvres pour tourner dans la première rue à droite qui est justement la rue Mayet.

Je chantonne souvent en marchant, afin que les piétons distraits me remarquent et m'évitent. Je reprends  ce succès de jadis malheureusement tombé trop tôt dans l'oubli :

Ses yeux perdus voient le ciel
Et je sais qu'ils voudraient m'y conduire :
Auraient-ils sans cela ce sourire
Surnaturel ?

Et c'est en fredonnant ainsi qu'un jour je me suis trouvé face à face - et même nez à nez - avec une jeune fille, aveugle elle aussi, et qui n'avait pas pu m'éviter (j'appris plus tard qu'elle était sortie du Métro à Vaneau où elle avait donc traversé la rue de Sèvres). Un passant qui n'avait pas remarqué nos cannes blanches s'écria : « Alors, les amoureux ! ». Nous nous sentîmes rougir et repartîmes vers l'Institut où elle suivait depuis peu des cours de toucheuse de velours. L'aumônier nous accueillit par un « Voilà les fiancés ! » qui ne fit qu'accroître notre embarras. Je pris sa main pour donner quelque vraisemblance à la relation que l'on nous prêtait et nous nous engageâmes dans l'escalier qui venait d'être repeint.

Et cette main, je ne l'ai plus lâchée : le destin en avait ainsi décidé ! Nous vivons heureux désormais avec nos trois adorables enfants. Les deux aînés déchiffrent déjà couramment le braille.

 

 

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Paul Braffort © 2002
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