Littératures / Prose

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Les six parts de Sirap

ou la ville et les noms

 

            C'est en vain, ô Kublai magnanime, que je m'efforcerai de te décrire la ville de Sirap, ville que ne peut oublier celui qui l'a vue une fois. Sirap a la propriété de rester dans la mémoire endroit après endroit, dans la succession des rues, et des maisons le long des rues, et des portes et des fenêtres des maisons. Cette ville qui ne s'efface pas de l'esprit est comme une charpente ou un réticule dans les cases duquel chacun peut disposer ce qu'il veut se rappeler : noms d'hommes illustres, vertus, nombres, classifications végétales et, minérales, dates de batailles, constellations, parties du discours. On pourra, entre chaque notion et chaque point de l'itinéraire, établir un lien d'affinité ou de contraste, qui servira à la mémoire de rappel instantané. Car même sans un plan sous les yeux on nous comprendra encore : car tout ceci n'est pas qu'un jeu, mais le souvenir d'un temps futur. Ce ciel de Sirap est plus pur qu'un ciel d'hiver lucide de froid : feuilles de platanes, lourds marroniers. c'est ainsi que tous les soirs je traverse Sirap à pied.

            J'emprunte tout d'abord la rue du Cygne, puis je traverse la rue des Oiseaux où se dresse le fameux monument; puis c'est la rue aux Ours, la rue du Renard et la rue des Singes et ses miroiteries. Les magasins sont encore ouverts rue Papillon, le marchand de cravates est encore ouvert et j'aperçois, au fond de l'impasse de la Baleine, un marchand de parapluie tout à côté d'un équipementier pour salles de chirurgie et une boutique Singer. Plus loin c'est la rue Poussin avec son cinéma où l'on joue un film d'Anthony Mann, et ses marchandes des quatre saisons.

            Je suis revenu au Quartier comme au temps de ma jeunesse. On démolit des pâtés de maisons près du jardin botanique, square des Mimosas; rue des Iris un médecin est à l'agonie et la rue des Glycines est dangereuse à cause du verglas. La rue des Peupliers est déserte tout comme la rue des Camélias où le vent vient s'engouffrer. Et la rue des Jonquilles, il faut toujours y revenir, au bout, tout au bout de la rue des Plantes. Si l'on veut maintenant rejoindre la villa Poirier, il faut trouver d'abord, et c'est bien logique, l'avenue des Sycomores où les enfants se déguisent en arabes. Mais, bien sûr, c'est la vie qui va, rue des Roses comme rue des Acacias où les plombiers abondent. Lorsqu'on a longé, une fois encore, le mur des lamentations, rue des Saules, on retrouve un ilôt encore intact ou presque : rectangle délimité par la rue des Amandiers avec sa perception, la rue des Glaïeuls et sa clinique gériâtrique, la rue des Mûriers et la rue des Pruniers.

            Je peux bien le dire : Sirap, oui, Sirap est comme un gigantesque ouvrage de consultation, c'est une ville qui se consulte comme une encyclopédie. Car si la rue Bleue débouche, ne l'oublions pas, place Blanche, le boulevard Magenta ne mène à la dangereuse rue Violet que si l'on emprunte l'allée Verte chère à Paule Versois et que l'on traverse le bouleverd Brune où passent tant de corbillards, au-delà de la porte Dorée.

            Cette idée de la ville comme discours encyclopédique, comme mémoire collective, a toute une tradition qui nous permet de « lire » la ville comme trace d'un savoir global et comme source d'une gloire à laquelle tant de héros ont sacrifié leur vie : des obscurs, des sans-grade aux chefs de guerre prestigieux. Un quartier de Sirap, la quatrième part, est particulièrement propice à la méditation patriotique : celui qui se dessine dès la place de l'Ecole Militaire où l'on peut atteindre, au bout de l'avenue de Général Margueritte, célèbre pour ses défilés de fusillers fleuris et, après le pont, la rue du commandant Rivière et la rue du colonel Rozauf (un homme bien repectable); plus loin la rue de l'amiral Mouchez croise la rue des Volontaires. Après la manutention, rue du colonel Deport où le colonel Franco prépara son putsch, et en parallèle avec la rue du Maréchal Franchet-d'Esperey, siège du Loto, on rejoint la rue du lieutenant Lapeyre qui nous mènera dans le quartier chaud, puis si l'on consulte attentivement le plan, la rue du capitaine Marchal qui débouche sur la rue de l'adjudant Vincenot où un mécanicien, parfois, nous apostrophe.

            On a démoli des pâtés de maisons, on a changé le nom des rues, c'est pourquoi je ne regrette rien et j'appelle les démolisseurs. J'adore cette ville. Sirap est selon mon cour. Ici mille traditions, mais aucun préjugé, ancien ou moderne. Chaque jour je passe rue des Prêcheurs pour rejoindre la rue du Temple; je longe le quai de l'Archevêché jusqu'à la rue des Nonains d'Hyères. Puis c'est la rue du Petit Moine, la rue des Carmes. Sans me presser, j'enfile le passage de la Vierge et après la rue de la Trinité, c'est le boulevard de la Chapelle où donnent la rue Dieu et la rue de Paradis avec son école maternelle. Après la cour du Nom de Jésus, on devra éviter le passage de l'Enfer si l'on cherche la rue du Père Corentin. Puis c'est la rue de l'abbé Groult qui conduit place du cardinal Amette - c'est là que j'ai fait ma première communion, au temps du tango. On y trouve l'impasse de l'Enfant Jésus. C'est avec une certaine béatitude qu'on se dirige alors vers la rue du pasteur Boegner où l'on devine déjà l'impasse des Prêtres. C'est alors la place Monseigneur Loutil où un rutilant Bricorama cache bien mal l'impasse du Pélerin.Plusieurs voies à sens unique en partent : la rue des Abbesse, la rue de l'Evangile et, plus modestement la rue du Curé.

            Babylone et la Thébaïde ne sont pas plus morts, cette nuit, que la ville morte de Sirap, bleue et verte, encre et goudron, ses arêtes blanchies aux étoiles. Je vient de la rue du Lieutenant Lapeyre, un peu honteux, pour entrer dans ce quartier, la sixième part de Sirap. J'arrive ainsi rue des Deux boules et rue des Déchargeurs. Par la rue des Mauvais Garçons, on retrouve le passage du Désir et, avant l'impasse Delépine, la rue du Rendez-vous. Danielle Darrieux y habita, au coin. On est presque arrivé rue de la Félicité aux façades blanches. C'est déjà la rue des Fillettes et ses marchands de vin. On regrette la rue des Soupirs mais on est bien content, en fin de compte, d'arriver rue du Repos.

            Je suis sur le trottoir d'en face et je regarde l'étroite et haute maison qui se mire au fond de moi-même comme dans du sang. Une vibration luxurieuse traverse continûment Sirap, la plus chaste des villes. Si hommes et femmes se mettaient à vivre leurs songes furtifs, chaque fantasme deviendrait une personne avec qui commencer une histoire de poursuites, simulations, malentendus, heurts, oppressions : et cesserait de tourner le manège des fontaines.

            Aux trois quarts du chemin on rencontre l'ordre et la lucidité merveilleuses qui répartissent l'inattention des luttes et la révolte des nombres établis - le feu qui bat son plein avant qu'il ne s'attaque au principe de la destruction - et qui palpitent et qui s'élèvent. Et le chanteur des rues se couvrira lui aussi du manteau de cet asservissement, lui qui répandit des flots de silence comme des ondes infiniment gracieuses sur la ville incommensurablement cruelle et contente.

13-16 mars 1996

 

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Paul Braffort © 2002
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