Littératures / Critique et analyses

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Rex avant Nero

 

pour Maurice Surdin (1911-2003)

qui fut mon patron au Commissariat à l’Energie Atomique,
puis à l’Agence Spatiale Européenne... et me fit découvrir Rex et Nero

 

Rex Stout est essentiellement connu pour la série de romans policiers dont le héros est Nero Wolfe. C’est particulièrement vrai en France où les seules traductions parues sont celles où il figure : c’est lui, bien entendu, L’homme aux orchidées, qui donne son titre à une collection publiée dans les années 50 par les éditions Arthème Fayard. Et même aux Etats-Unis l’association très active de ses admirateurs s’appelle le Wolfe Pack. Plusieurs séries télévisées ont été consacrées à ce héros – une vient de s’achever tout récemment.

Mais avant la parution, en 1934, de Fer-de-Lance, premier de la série des "Nero Wolfe" et conçu effectivement comme moment initial d’une série qui ne comportera pas moins de trente-trois titres, Rex Stout, qui a quarante-huit ans, a déjà publié neuf romans – et de très nombreuses nouvelles, abordant les genres littéraires les plus différents et anticipant même (en 1929), avec How like a God, notre "nouveau roman".

La carrière littéraire de Rex Stout comprend en effet trois phases. Au cours de la première, assez brève, qui va d’octobre 1912 à novembre 1917 (Rex n’est âgé que de 16 à 21 ans !), il ne produit pas moins de quatre romans et trente-deux nouvelles : c’est la période des "pulp magazines".

Les deux phases suivantes se chevauchent un peu mais on peut distinguer assez facilement la  seconde phase, prévue depuis longtemps dans l’esprit de Rex et caractérisée par une grande ambition littéraire (elle débute en 1929 pour s’achever en 1935), de la troisième, celle des romans policiers plus classiques qui commence dès 1934 et se poursuivra jusqu’en 1975. Les premières productions de cette dernière phase font intervenir plusieurs héros : Alphabet Hicks, Dol Bonner, Tecumseh Fox, etc., mais à partir de 1946, Nero Wolfe et Archie Goodwin seront les protagonistes exclusifs de tous les romans publiés par l’hôte (et architecte) de "High Meadows".

Ce sont les deux phases pré-policières, peu connues du public francophone, que je me propose de présenter et d’analyser dans cette contribution.

 

1912-1917 : une littérature populaire

Les premiers textes de Rex Stout sont des poèmes composés en 1911 : deux courts poèmes (un quatrain isolé, puis deux strophes de neuf vers) et un dialogue de soixante et onze vers entre l’Amour et la Philosophie, intitulé The Victory of Love (Rex n’a pas quinze ans !), tous immédiatement acceptés et publiés par la revue Smart Set. Ce dialogue expose un débat évidemment très classique (les Français pourront évoquer Louise Labbé et La Fontaine qu’elle inspira), débat qu’on retrouvera souvent chez Rex dans ses romans de la maturité.

Encouragé par ce succès précoce, il décide de vivre de sa plume et trouve un accueil favorable dans les magazines populaires qui se développent alors rapidement : Short Stories et surtout All-Story, un périodique devenu un acteur essentiel de l’édition populaire sous l’impulsion de Frank Munsey, et Black Cat. Les thèmes sont choisis de façon à plaire au public le plus varié. Seize des trente deux nouvelles qui paraissent alors ont été rééditées en 1998 par Carroll & Graf sous le titre Target Practice. On remarquera en particulier, dans Justice ends at home (1915), le couple formé par l’avocat Simon Leg et son jeune assistant Dan Culp, qui fait un peu songer, en modifiant un peu les rôles, au couple Nero-Archie.

Ainsi Dan n’hésite pas à rappeler à son patron que « Bien des gens en apprendraient plus sur la nature humaine en une semaine en étudiant les Essais de Montaigne que pendant toute une vie d’observations ». On notera d’ailleurs, dans ces nouvelles, la fréquence de textes ou d’expressions françaises : dans Target Practice, la première des nouvelle récemment rééditées, la première réplique n’est autre que “Monsieur !” et le narrateur, un correspondant de guerre américain, nous rapporte les paroles du premier couplet de la Marseillaise. Mais le titre du premier "Nero Wolfe" n’est-il pas aussi Fer-de-lance ?

Aux trente deux nouvelles s’ajoutent, pendant cette brève période d’apprentissage, quatre romans (en tout cinq cents cinquante six pages !) où des thèmes – et même des genres –  fort différents sont abordés et où abondent aussi les tournures françaises et les citations littéraires et philosophiques.

 

Her Forbidden Knight (1913)

Ce premier roman allie le thème de la quête amoureuse et celui de l’intrigue policière. Le détective Barrett est une timide ébauche de l’inspecteur Cramer, et l’on peut trouver un écho lointain de ce roman dans Counterfeit for murder, paru en 1962 et repris la même année dans Homicide Trinity. L’héroïne, Lila Williams, est télégraphiste à l’hôtel Lamartine ( !). Elle est entourée de six chevaliers servants qu’elle appelle ses "Erring Knights". Parmi eux Pierre Dumain, un "little French" qui s’exclame à plusieurs reprises « Mon Dieu ! » en français dans le texte. Mais c’est le septième chevalier, Knowlton, le faux-monnayeur, qui l’emportera dans le cœur de Lila après avoir trouvé la rédemption dans l’amour.

 

Under the Andes (1913-1914)

Il s’agit là d’un roman du type "Mondes perdus », probablement une commande de Robert Davis, le directeur éditorial de All-Story. C’est le même éditeur, dont les poulains s’appellent O. Henry, Fanny Hurst, Damon Runyon, etc., qui publie la même année le premier roman de Edgar Rice Burroughs : Tarzan of the Apes. A son invitation, Stout et Burroughs dîneront ensemble à New York en juin 1914 et échangeront force compliments. Under the Andes appartient à une classe particulière de Science Fiction qui décrit une civilisation disparue (mais qui s’est perpétuée dans les profondeurs de la terre) : celle des Incas. On songera évidemment aux Goblins de George MacDonald et aux Morlocks de H.G. Wells mais aussi à Henry Rider Haggard, à Jules Verne et à Conan Doyle (j’en profite pour rendre hommage à Daniel Drode et à son extraordinaire Surface de la planète que Raymond Queneau admirait). Burroughs lui-même venait d’écrire The Inner World où il décrivait aussi un monde souterrain, Pellucidar, mais qui parut dans All-Story sous le titre At the Earth’s Core anticipant ainsi celui du roman de Drode !

Le récit de Stout combine habilement deux thèmes : l’un évoque les relations amicales et amoureuses entre deux frères, Paul et Harry Lamar, et Désirée le Mire, superbe et dangereuse danseuse et aventurière (française, comme son nom l’indique éloquemment - le titre du chapitre IV est d’ailleurs Allons !), l’autre décrit puis le voyage du trio vers les Andes et leurs aventures tumultueuses et sanglantes dans le monde souterrain des Incas, séparés de notre civilisation depuis quatre siècles. Ce second thème correspond à un genre dont Rex Stout respecte scrupuleusement les règles. Mais c’est le premier thème qui est le plus intéressant. Paul (le narrateur) et Harry y personnifient respectivement la sagesse et la folie, ou tout au moins la passion, celle qu’inspire Désirée. Paul est ici le "philosophe", le porte-parole de Rex dans le débat entre passion et raison. Au passage, nous goûtons des allusions à Balzac, Voltaire, Kipling, Aristote etc..

 

A Price for Princes (1914)

Ce troisième ouvrage du jeune Rex est un roman de politique fiction et même, en un sens, une sorte de prémonition ! Il est publié, en effet, en cinq livraisons, du 7 mars au 30 mai 1914, et on y décrit l’assassinat d’un prince, dans un royaume des Balkans (l’attentat de Sarajevo aura lieu le 28 juin !). Mais il ne s’agit là que d’un décor (que Nero, lui-même originaire du Montenegro, ne retrouvera qu’avec The Black Mountain, en 1954 – quarante ans après !) et les trois héros sont pris dans d’épouvantables intrigues sentimentales et criminelles. Deux femmes et deux hommes, cette fois : Richard Stetton, milliardaire éduqué à Harvard, qui tombe amoureux fou d’une aventurière russe, Aline Solini, meurtrière de son époux, empoisonneuse de nombreux amants ; contrastant avec eux Naumann, un diplomate allemand ami de Stetton et Vivi Janvour (surprenant patronyme!), une jeune Française aussi angélique que Line est démoniaque (ce qui nous vaut une débauche de « monsieur » et de « mademoiselle » en français dans le texte). Sagesse et folie (et amour !) s’affrontent encore violemment ici jusqu’à un dénouement dramatique (et une allusion à Schopenhauer).

 

The Great Legend (1916)

Une "grande légende", s’il en est : il ne s’agit en effet de rien d’autre que de la Guerre de Troie ! Le héros, qui est aussi le narrateur (une narration qui débute pendant la huitième années du siège), est un Troyen. Il s’appelle Idaeus et est le secrétaire ( ?) du roi Priam. Il aime follement Hélène, mais également Hecamed, fille d’Arsinoüs : il est, lui aussi, un amant fort indécis. Un moment emporté par ses passions, il n’hésite pas à faire échec à la tentative de Priam pour mettre fin à la guerre et contribue ainsi à la mort d’Achille. Mais il retrouve la sagesse grâce à Hecamed et, après avoir fui avec elle Troie en flammes, vit le reste de son âge en paisible berger. Ce récit d’aventures antiques nous permet de passer en revue nos connaissances : nous rencontrons en effet Ménélas, Cassandre, Agamemnon, Ajax... et les "Thestis Brothers" !

Bien que débutant – et même débutant junior ! – Rex Stout n’avais jamais à subir le refus d’un manuscrit, ses tirages étaient importants et ses revenus très raisonnables. Mais après six années de succès populaire – vers la fin de 1917 – il réalisa que ses ambitions allaient bien au delà. Il avait rencontré, ou plutôt retrouvé Fay Kennedy qui allait devenir sa femme, et avait conçu une machine à gagner des millions qu’il baptisa "Educational Thrift Service", un système de placement par actions destiné aux écoliers et lycéens. ETS se développa dans tous les Etats-Unis et rendit Rex millionnaire. La création littéraire s’interrompit pour une douzaine d’années, mis les intérêts du nouveau nabab pour la littérature et les arts ne faiblirent pas. C’est ainsi qu’en 1922, il rencontra Joseph Conrad qu’il admirait et qui l’influença beaucoup au cours de la deuxième phase de sa carrière littéraire.

Pris par ses nouvelles activité, Rex eut tôt fait d’oublier ces jeunes années. Les romans et nouvelles "populaires" ne furent jamais réédités et n’intéressèrent pas les "antiquarian booksellers". Les exemplaires déposés à la Bibliothèque du Congrès n’étaient pas accessibles et ne pouvaient pas même être photocopiés en raison de la fragilité du papier de médiocre qualité utilisés par les éditeurs de "pulp".  Lorsque John McAleer entreprit d’écrire la superbe biographie qu’il a consacrée à Rex Stout, et qui est un modèle du genre, il s’efforça de retrouver les œuvres anciennes mais dut, pour aboutir, faire intervenir le cousin de sa femme, Thomas P. O’Neill, qui était alors "speaker" de la Chambre des Représentants. Les portes s’ouvrirent alors, les textes recopiés et publiés à nouveau entre 1994 et 1998... plus de vingt ans après la mort de Rex.

 

1929-1935 : une littérature d’avant-garde

Ayant cédé à son frère – et dans des conditions avantageuses – ses actions de ETS, Rex disposait de ressources suffisantes pour se consacrer à l’écriture sans top se soucier des tirages et des droits d’auteur. Il décida de voyager visitant, avec sa femme, l’Europe, et même l’Egypte. Lors de son second séjour en France, en décembre 1929, il s’installa à Paris, 44 Boulevard Henry IV (à moins de deux cent mètres de l’endroit où j’écris ces lignes), et il fréquenta le fameux groupe d’expatriés qui comprenait Gertrude Stein, James Joyce, Thorton Wilder et Ernest Hemingway (qui l’entraîna dans une virée nocturne en taxi pour Chartres !) Entre février et mars 1929 il écrivit son premier roman sérieux.

 

How like a God

            Ce roman, qui fut reçu très favorablement par la critique américaine (Gide aussi en fit l'éloge) fut considéré comme un roman d’avant-garde tant pour le sujet choisi (la description d’une déviance sexuelle qui n’avait guère été décrite) que par la technique narrative adoptée. Celle-ci mérite d’être explicitée, car elle anticipe certains aspects de notre "nouveau roman" :

Le texte est divisé en trente-trois sections (ou chapitres) appartenant à deux types différents. Les sections de rang impair sont indicées par une lettre majuscule (de A à Q) et sont imprimées en italique et celles de rang impair sont indicées par des chiffres romains (de I à XVI).

 Les sections de rang impair sont très courtes : elles font moins d’une page (sauf la dernière, qui clôt le roman et en constitue l’acmé. Rédigées à la troisième personne, elles décrivent une progression dans l’espace : la montée des marches d’un escalier au long des cinq étages d’un homme animé de sentiments violents et pourvu d’un revolver. L’incipit se présente ainsi :

A

He had closed the door carefully, silently, behind him, and was in the dim hall with his foot on the first step of the familiar stairs.

Les sections de rang pair décrivent une progression dans le temps : c’est tout le passé de ce personnage qui est passé en revue depuis l’enfance de cet homme jusqu’à la crise finale qui s’achève dans la section impaire Q lorsqu’il saisit le téléphone et demande “Chelsea four three four three”, c’est à dire la police.

Ce qui est remarquable, pour les sections paires, c’est le changement du point de vue.  La section I s’ouvre ainsi :

You are timid and vengeless. When you first saw that word you were in short pants and numberless words in the books you read were strange and thrilling.

Il s’agit donc d’une sorte de monologue intérieur à la seconde personne, procédé semblable à celui qu’utilise Michel Butor en 1957 dans La Modification et qui fut largement commenté à l’époque. Egalement remarquable est l’histoire elle-même de l’asservissement sexuel du héros, décrit avec énormément de tact, bien qu’il s’agisse d’une perversion (?) demeurée relativement confidentielle jusqu’aux récents épisodes dont le fameux "Bureau ovale" fut le témoin.

 

Seed on the Wind

Rex compose son second roman "sérieux" dans un moment de grandes de transformations : le krach de Wall Street vient de se produire et ETS va disparaître. Rex lui-même qui n’a pas été véritablement ruiné, mais dont les ressources ont diminué, est en train de construire une nouvelle maison (sur ses propres plans et de ses propres mains) sur High Meadows,  près de Brewster, un site qui se trouve à cheval sur la frontière des états de New York et du Connecticut.

Ce nouveau roman fait, tout comme How like a God, une part essentielle aux problèmes de la sexualité mais cette fois sous l'angle de la maternité et des relations familiales. L’ héroïne, Lora a été conçue hors mariage et s’est trouvée elle-même enceinte hors mariage. Les sentiments du père de Lora sont complexes. Il l’aime énormément, mais lui en veut d'avoir été contraint, à cause d’elle, à un mariage qui lui répugnait. Il  procède lui-même à l'accouchement de sa fille mais tue immédiatement le nouveau-né. Lorsqu'elle comprend ce qui s'est passé Lora s’enfuit de la maison paternelle et se lance dans une suite forcenée de grossesses et d'accouchement d'enfants – tous nés de pères différents. À chaque naissance nouvelle elle envoie un faire-part télégraphique à son père, suivie de photographies des bébés. Mais elle ignore que bien avant ces maternités en série, juste après son départ, son père s'est suicidé.

Les critiques soulignèrent encore une fois la virtuosité de l'auteur, mais également les obsessions sexuelles qui s’y manifestaient. Comme le critique Aldington le soulignait, ce roman est plus le résultat d'une construction intellectuelle – ce qu’était déjà le premier – que le fruit d'une inspiration vraiment spontanée. Toutefois Mary Ross a pu voir aussi dans ce roman les prémices d'une véritable histoire policière. C'est une première indication – si l’on omet les récits de la première phase, que ces critiques ignoraient – d'une orientation nouvelle que l'auteur pourrait adopter un jour – et qu’il adopta finalement.

 

Golden Remedy

Rédigé au début de l’année 1931, au moment où s’achève la construction de High Meadows – et où les rapports de Rex avec Fay, sa femme, se dégradent définitivement, ce roman développe une vision extrêmement pessimiste des rapports entre un homme et une (des) femme(s). Le héros, Marvin Trask, est un musicien sans avenir qui devient secrétaire, puis manager d’une diva, Kera Patrizio qui le séduit assez énergiquement. Son activité professionnelle se développe avec succès, mais ses innombrables aventures sentimentales et (surtout) sexuelles le laissent constamment frustré. On apprend que ma mère de Marvin est morte à sa naissance et que son père l’a haï pour cela. Rempli d’un sentiment de culpabilité, Marvin se punit lui-même en adoptant une conduite d’échec dans tous les avatars de sa vie sentimentale (très riche !). Bien entendu la critique américaine ne retiendra que cet aspect. C’est ainsi que le Saturday Review ne verra dans le roman que la description que « la mécanique de la copulation ». Pourtant le New York Times décrira dans Marvin « a symbolic figure  of a man’s refusal to admit his inevitable defeat at the hands of nature. »

 

Forest Fire

Dès la fin de l’année, Rex entreprend une recherche approfondie d’informations relatives au travail des gardes forestiers et à leur lutte contre les feux de forêt, feux qui, aux Etats-Unis (cela s’est produit récemment) peuvent prendre des proportions gigantesques. L’année suivante, son nouveau roman est achevé – et il se remarie avec Pola Weinbach, récemment (ex-femme del’architecte viennois Josef Hoffmann). Le roman paraît en avril 1933. Il offre un tableau saisissant de la lutte des gardes contre l’incendie mais contient aussi l’analyse de rapports sentimentaux et sexuels complexes. Le personnage principal, Stan Durham, est un vrai Capitaine Courageux, marié, qui s’éprend sur le tard d’un jeune homme, Harry Fallon que séduit Dorothy Fuller, une amie de sa femme. Stan, déchiré par son ambivalence sexuelle tente de violer Dorothy et est abattu par sa propre femme. Plusieurs morts violentes, donc, dans ce nouveau pas accompli vers la fiction policière.

 

O Careless Love

Ce sera le dernier roman "sans Nero" (mais conçu après les deux premiers "Nero"), et sans doute le moins original, malgré la présence de Carola, présentée comme une "quintessence of Sex"... et une allusion à Joyce.

En fin de compte, et malgré le succès d’estime qu’ils ont rencontré, ces cinq romans ambitieux (mais seul le premier était vraiment d’avant-garde par la forme, les autres n’étant audacieux que par leur contenu d’un érotisme encore suspect pour les lecteurs de l’époque) n’ont connu qu’une audience limitée. La source des revenus engendrés par ETS s’est tarie et lorsque le succès de Fer de lance se précise, Rex n’hésite plus à se consacrer au roman policier et, à partir de 1946, à Nero Wolfe.

 

La langue donnée aux orchidées

« Chaque fois que j'ai pu me le permettre », confiait Rex à son biographe John McAleer, « j'ai joué avec les mots, parce que j'aimais les mots et que j’aimais les mettre ensemble pour les assembler de la façon qui me plaisait. »

Cet amour des mots, c’était avant tout son amour des livres, amour qu'il avait contracté dans la bibliothèque de son père, dont la richesse était considérable. Telle sera aussi celle de la bibliothèque de Rex lui-même – et de Nero Wolfe, bien entendu.

Amour des mots, amour du langage de toutes les langues naturelles dans lesquelles il s’incarne, et en premier lieu du français, comme on l'a vu dans ses œuvres de jeunesse. Et cet amour qui entraîne une certaine intransigeance, et même quelque fanatisme, à propos de l'utilisation précises des mots, des dictionnaires, etc.

Dans les romans dont Wolfe est le héros, cette intransigeance se manifestera souvent. – jusqu’à l’un autodafé d’une édition nouvelle (considérée comme fautive par Rex - et Nero) du Webster, dictionnaire de référence des Anglo-Saxons. Elle se manifeste aussi par l’exploitation fréquente de caractéristiques lexicales ou stylistiques dans le développement de nombreuses intrigues. Je citerai seulement ici :

 

The rubber band (La bande élastique), 1936.

Ici le titre même du roman est construit sur une ambiguïté sémantique car "Rubber" est aussi le prénom d’un personnage et "bande" peut désigner un groupe d’individus. L’ambiguïté disparaît en français  (tout comme pour le roman d’Ellery Queen où Chinese orange peut désigner – et désigne effectivement un fruit ou un timbre).

 

In the best families (Dans les meilleures familles), 1950.

Archie consulte le dictionnaire à "handsome", adjectif utilisé par une cliente pour qualifier Nero et observe : “... Here it is, absolutely kosher : ‘Handsome : moderately large’. For an example it gives ‘a handsome sum of money’. So she was dead right, you’re a handsome detective, meaning a moderateky large detective. ” I closed the dictionary and returned it to its place, remarking cheerfully, “Live and learn !”

 

Murder by the book (Un roman a tué), 1951.

Parfois exaspéré par le purisme de Nero, Archie en rajoute lorsqu’il observe : “If you like Anglo-Saxon, I belched. If you fancy Latin, I eructed. ”. La résolution de l’énigme est liée à l’interprétation, par Nero, d’une note griffonnée sur une lettre de démission : Ps 146-3, grâce à laquelle il reconnaît une citation du Psaume 146 ‘Put Not Your Trust...’, titre d’un manuscrit disparu... et essentiel.

 

Plot it yourself, 1959.

Ce roman remarquable est construit autour de ce qu’un oulipien pourrait appeler "un plagiat par anticipation rétroactif". Confronté à une série de plaintes pour plagiat – plaintes étayées, après la publication des livres contestés, par la découverte de manuscrits qui auraient été copiés, nero démontre que ces manuscrits faussement originaux ont été rédigés par une seule et même personne, grâce à une analyse stylistique fine. Nero remarque :

“... I will concede the possibility thar the verbal similarity, and even the punctuation, could be coincidence, though it is highly improbable ; but not the paragraphing. These three stories were paragraphed by the same person.”

 

Two many clients (Trop de clients), 1960.

Cherchant à caractériser un personnage par son discours, Nero observe : “Yes. He is a man with a special and educated fondness for words. He said, ‘Else there was no use coming’. He said ‘I can speak in assured confidence ? ’ He said ‘that will suffice. ’ The last two are merely noticable, but the first is extraordinary. ‘Else’ instead of ‘or’ or ‘otherwise’ ? Remarkable. ”

 

The final deduction (La déduction finale), 1961.

Ici la cliente de Nero, Mrs Vail,  a reçu un coup de fil qu’il faut authentifier.

“The wording is important,” he said.. “It would help to know how he uses words. ”

et l’on trouve un peu plus loin ce dialogue :

“... He just said it. ”
“ His grammar ? Did he make sentences ? ”
“ I wasn’t thinking of grammar ! of course he made sentences ! ”

 

Please pass the guilt ,1973.

Désarçonné par une remarque de Wolfe, Archie a de nouveau recours au dictionnaire :

‘When I had a chance, after lunch, I looked up “seduced” in the dictionary. “1. To persuade (one) as into disobedience, dimoyalty, or desertion of a lord or cause.  2. To lead or draw [...]”’

 

On n’oubliera pas, finalement, que Rex Stout, infatigable militant pour les causes de la démocratie et de la liberté (il ignora superbement une convocation de la commission McCarthy) consacra aussi beaucoup d’énergie à la défense des écrivains. Président de l’"Authors Guild" (l’équivalent de notre SGDL), il réussit à faire adopter par le Congrès américain une législation correcte du droit d’auteur (Universal Copyright Convention), législation qui fut officiellement promulguée par le président Eisenhower, en présence de Rex, en novembre 1954.

 

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Paul Braffort © 2005
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