Littératures / Critique et analyses

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La défense Sirine

 

 

L'avant-dernière section du chapitre XIV d'Autres rivages se conclut par l'évocation d'un écrivain de l'émigration russe, auquel l'auteur s'est, dit-il, "le plus intéressé". Il s'agit de "Sirine", dont l'ouvre "ne cessa de susciter un intérêt malsain chez les critiques" et qui semble avoir disparu, "ne laissant guère autre chose derrière lui qu'un vague sentiment de malaise" [1] . Le dernier ainsi évoqué est La Défense Loujine ce qui conduit Vladimir Nabokov (alias Sirine!), dans la section suivante, à des développements relatifs à la composition de "problèmes" d'échecs, développements qui prennent souvent un accent plus esthétique ou même épistémologique qu'autobiographique. Les huit pages de cette section mériteraient d'être citées en entier. Relisons déjà l'ouverture :

            De parler d'échecs me fait songer qu'au cours de mes vingt années d'exil j'ai consacré énormément de temps à composer des problèmes d'échecs. Telle situation est élaborée sur l'échiquier, et alors le problème à résoudre, c'est de trouver comment faire les noirs mat en un nombre donné de coups, généralement en deux ou trois coups. C'est un art magnifiaue, complexe et stérile, parent de la forme ordinaire du jeu seulement dans la mesure où, par exemple, le jongleur en inventant les entrelacements d'un nouveau tour d'adresse et le joueur de tennis en gagnant un tournoi tirent tous deux parti des propriétés d'une sphère. [2]

Nabokov justifie sa fascination particulière pour le "problémisme" : Une inspiration de type quasi musical, quasi poétique, ou, pour être tout à fait exact, poético-mathématique, préside à la composition d'un problème de cette sorte. Fréquemment, dans le milieu du jour, moment propice, en marge d'une occupation superficielle, dans le sillage d'une pensée fugitive, j'éprouvais, sans avertissement, un spasme de plaisir intellectuel aigu à l'instant où commençait à se développer dans mon cerveau le germe d'un problème d'échec; ce qui me promettait une nuit de labeur et de félicité.

Il analyse ensuite les styles propres aux écoles anglo-saxonne, allemande etc... [3] et précise : Peut-être faut-il expliquer que les thèmes, en matière de jeu d'échecs, ce sont des stratagèmes tels que embuscades, abandons de garde, clouages, déclouages, etc.; mais c'est seulement lorsque ces manouvres sont combinées d'une certaine manière qu'un problème est satisfaisant.

Décrivant le travail du compositeur (l'ourdisseur de problèmes), il précise : L'échiqier devant lui est un champ magnétique, un système de forces et d'abîmes, un firmament qui s'étoile. Les fous s'y déplacent comme la lumière de projecteurs. Tel ou tel cavalier est un levier qu'on essaie,jusqu'à ce que le problème atteigne le degré nécessaire de beauté et de surprise. [4] Puis il ajoute : Mais j'ai beau parler de la composition des problèmes, les mots ne suffisent pas me semble-t-il, à donner vraiment une idée de ce que ce jeu de la pensée comporte de ravissement profond, et de ses liens de parenté avec diverses autres opérations de l'esprit créateur, plus manifestes et plus fécondes, depuis l'acte de dresser la carte des mers dangereuses jusqu'à l'acte d'écrire un de ces romans où l'auteur, dans un accès de lucide folie, s'est fixé à lui-même certaines règles uniques en leur genre qu'il observe, certains obstacles de cauchemar qu'il surmonte, avec la délectation d'une divinité créant un monde vivant à partir des éléments les plus invraisemblables - des roches et du carbone, et d'aveugles palpitations.

Le chapitre s'achève alors sur un retour à l'autobiographie en deux étapes : le souvenir du jeu d'échecs du type Stanton offert par l'oncle Constantin, puis la nuit de mai (celle du 10 mai 1940!), après l'obtention d'un visa pour les Etats-Unis. Cette nuit est aussi celle de la composition d'un problème d'échecs (mat en deux coups) dont le diagramme nous est donné, recopié d'une feuille de papier visée officiellement par un service (Contrôle des informations) de la "RF" et dont la véritable signification nous est ainsi "effectivement divulguée" [5] (?)

C'est en 1917 que Nabokov, réfugié en Crimée, commença à composer des problèmes d'échecs (il avait alors 18 ans). Il avait déjà publié deux petits volumes de poésie et assemblé des matériaux pour sa première publication scientifique (sur les papillons de Crimée). Cette approche "unitaire" de l'activité créatrice demeurera un moteur essentiel de son ouvre car :

Il faut bien comprendre que la rivalité, dans les problèmes d'échecs, n'est pas réellement entre les Blancs et les Noirs, mais entre celui qui compose le problème et celui qui, par hypothèse, est censé en trouver la solution (exactement comme, dans une ouvre d'imagination de premier ordre, le conflit n'est pas entre les personnages, mais entre l'auteur et le lecteur)... [6]

 Dans un entretien réalisé en 1962 pour la BBC, il avoue :

"- J'aime les échecs, mais la ruse en échecs comme dans l'art n'est qu'un élément du jeu : elle s'inscrit dans la combinaison, dans les possibilités délicieuses, les illusions, les perspectives de la pensée, qui peuvent être des trompe-l'oil, peut-être." [7]  

Le thème des échecs (comme celui des papillons) est donc présent dans toute l'ouvre de Nabokov. Mais la "visibilité" du thème réclame parfois de l'analyste beaucoup de perspicacité [8] :

- Dès 1923 il compose un long poème (850 vers), intitulé Solnechnyy son (le rêve de soleil) dans le style médiéval, où le héros (nommé Yvain), dispute un tournoi d'échecs qui décidera de l'issue d'un conflit entre deux souverains barbus (une barbe blanche, une barbe noire!) [9]

- En 1924 il écrit une nouvelle intitulée Rozhdestvo (Noël) qui, déclare-t-il lors de la parution des traductions anglaise, puis française, "ressemble étrangement à ce genre de problèmes d'échecs que l'on appelle «auto-math»". [10]

- En 1927 compose un poème intitulé Shakmatnyy kon (le cavalier des échecs), au moment où le public se passionne pour le match (de championnat du monde) Alékhine -Capabianca. Le héros du poème, qui confond les lieux et les êtres du monde réel avec un échiquier et les pièces qui s'y trouvent, préfigure évidemment Loujine. [11]

- C'est en 1929 qu'il rédige Zaschita Luzhina (La défense Loujine) dont la traduction anglaise ne paraît qu'en 1964 sous le titre The Defense. Dans l'avant-propos de cette édition, Nabokov écrit : «En relisant ce roman aujourd'hui, en rejouant les coups de son intrigue, je me sens un peu comme Anderssen se souvenant avec fierté de son sacrifice des deux tours devant le valeureux et infortuné Kieseritsky - qui est condamné à l'accepter et à l'accepter encore au long d'une infinité de traités, avec un point d'interrogation en guise de monument [12] Le roman a été analysé par de nombreux critiques et en particulier par Boyd [13] , Hyde [14] et Gezari. Nabokov leur a facilité la tâche en indiquant, dans son avant-propos :

 «... les effets d'échecs que j'ai parsemés ne sont pas seulement repérables dans ces scènes distinctes; on peut découvrir leur enchaînement dans la structure fondamentale de ce plaisant roman.» et plus loin : «La série toute entière des trois coups de ces trois chapitres centraux rappelle - ou devrait rappeler - un certain type de problèmes d'échecs dont le but n'est pas tant de faire mat en un nombre donné decoups que de faire ce qu'on appelle une «analyse rétrograde», le solutionniste devant prouver, d'après l'examen de la position des Noirs sur le diagramme, que le dernier coup des Noirs n'aurait pas pu être un roque ou bien doit avoir été la prise «en passant» d'un Pion blanc. [15]

- En 1930 est composé Sogliadatay (Le guetteur). Le thème du suicide y est à nouveau abordé (mais un suicide qui échoue) et le brutal changement de point de vue (de la première à la troisième personne) peut évoquer une prise "en passant" [16]

- Priglashenie na kazn' (Invitation au supplice) date de 1935. On notera que le héros, Cincinnatus, est un expert en matière d'échecs.

- 1938, c'est la rédaction de Dar (Le don) où deux thèmes nabokoviens essentiels : celui des papillons et celui des échecs, se conjuguent d'une manière décisive. Le héros, Fiodor, veut devenir écrivain. Il se propose d'écrire une biographe de son père, un célèbre lépidoptériste. Mais, découvrant par hasard chez un bouquiniste une revue échiquéenne soviétique où figure un article sur le penseur et militant libéral, Nicolaï Tchernychevski (1828-1889), homonyme de son ami Alexandre, il en fait l'acquisition pour lui en faire cadeau. Grand amateur de "problèmes" lui-même, il est déçu par le contenu de la revue et en fait une critique qui évoque évidemment l'attittude de Nabokov vis à vis de la littérature soviétique :

«Les consciencieux exercices des jeunes compositeurs soviétiques n'étaient pas tellement des problèmes que des «pensums» : ils traitaient lourdement tel ou tel thème mécanique ...sans le moindre soupçon de poésie;» Paradoxalement ce "moment échiquéen" décevant va se combiner avec le projet avorté d'une biographie de son père pour engendrer une ouvre véritable : une biographie de Nicolaï Tchernychevski, comme la promotion imprévue d'un pion oublié!.

- A la même époque, Nabokov prépare une traduction nouvelle de Camera obscura qui devient Laughter in the dark (Rire dans la nuit). Le changement du nom des personnages (l'apparition d'Albinus et d'Axel Rex) nous semble significatif. Comme l'indiquent les préfaciers de la nouvelle édition française : C'est pour dissiper la noirceur des drames de l'existence que le romancier, comme le peintre - ou le joueur d'échecs - , peut proposer toutes sortes de configurations ou distorsions ou modifier le cours des destinées. [17]

- En janvier 1939, Nabokov achève The Real Life of Sebastian Knight (La vraie vie de Sebastian Knight), son premier roman écrit directement en anglais (prélude, peutêtre, à l'exil américain). Pourtant la stratégie narrative demeure : biographies supposées, analyse d'ouvres imaginaires, etc... Ecrivant à James Laughlin à propos d'un projet de match échiquéen, il déclare : «Bunny Wilson soutient une théorie astucieuse mais absolument erronée selon laquelle "Sebastien" est composé suivant le développement d'une partie d'échec.» [18] Mais cette remarque est évidemment une nouvelle "ruse" destinée au lecteur. G.M. Hyde le montre de façon fort convaincante [19] . Les noms propres sont évidemment significatifs : Knight et Bishop sont la dénomination anglaise pour le Cavalier et le Fou des échecs. Sebastian enfant signait ses poèmes d'un "cavalier noir". Sa vie s'achève dans l'hopital de St Damier, etc... Hyde évoque le livre du "formaliste russe" Chklovsky : Khod Konya (le gambit du cavalier) publié à Berlin en 1923 et qui ne peut avoir échappé à l'attention de Nabokov, mais c'est surtout le rapprochement avec le célèbre A travers le miroir, de Lewis Carroll, qui nous semble intéressant (mais contrairement à Hyde, nous serions tentés d'identifier le narrateur ("V.") et non Sebastian, avec le cavalier blanc. [20] Janet Gezari, de son côté, analyse le roman en fonction d'un thème problémiste, celui du "jeu virtuel" qu'illustre justement le problème publié dans Autres rivages.

- 1959 : c'est évidemment le tournant dans la carrière de Nabokov avec Lolita. Les composantes échiquéennes du roman ont été analysées par Edmond Bernhard [21] . Il souligne tout d'abord la présence implicite de Poe avec son Annabelle Lee (on connait le goût de Poe pour les échecs), puis présente le projet tout entier de H.H. (la conquête de Lolita) comme une partie d'échecs ("Mon plan était un chef d'ouvre de l'art primitif" déclare d'ailleurs Humbert) et la mort de Quilty ressemble à la fuite impossible d'un Roi «bloqué par ses propres pièces» [22] . Bien plus, le mariage avec Charlotte est mis en parallèle avec un problème célèbre d'Anderssen dont la solution passe par le sacrifice de la Dame (Charlotte) qui permet la promotion d'un pion (Lolita) [23] . D'ailleurs trois parties d'échecs jouent un rôle significatif dans le roman :

La partie avec le futur beau-père (du premier mariage de H.H.). Pendant le jeu «sa fille me guignait derrière son chevalet»

La partie avec Gaston Godin. Pendant qu'ils jouent, «Lolita, dans une pièce voisine, danse».

La partie conduite par HH contre le même adversaire que le narrateur, par erreur, nomme Gustave (nom qu'empruntera Clare Quilty pour enlever Lolita) HH, troublé par l'absence de la nymphette, commet une erreur : «Je vis soudain, dans les brumes de mon désarroi, qu'il pouvait prendre ma reine

Finalement on notera que le revolver utilisé pour abattre Qulty est caché dans dans la boîte destinée à ranger les pièces de l'échiquier.

- En 1962 Pale Fire (Feu pâle) le narrateur (peut-être dément) voudrait nous faire croire à l'aventure d'un souverain déchu et traqué par un tueur : encore un "Solus Rex"!

- En 1969 Ada présente deux héros qui, en plus de nombreux talents intellectuels sont aussi d'excellents joueurs d'échecs (et de scrabble).

Dans son livre récent, Maurice Couturier, après avoir évoqué La défense Loujine, écrit [24] : "Dans beaucoup de romans, notamment dans La Vraie Vie de Sebastian Knight, Brisure à Senestre, Lolita, Feu pâle et Regarde, regarde les arlequins!, Nabokov exploite aussi métaphoriquement certaines stratégies propres aux échecs, ou décrit même des parties d'échecs...

... En fait Nabokov préférait bâtir des problèmes d'échecs à tête reposée, à l'abri de toute pression, plutôt que de se confronter, à visage découvert, à un adversaire qui aurait pu déjouer ses pièges. Il le reconnaît d'ailleurs dans Intransigeances :

[...] les jeux, en tant que tels, ne m'intéressent pas. Le jeu signifie la participation d'autres personnes; ce qui m'intéresse, c'est l'exploit solitaire [lone performance] - les problèmes d'échecs par exemple, que je compose dans une solitude glacée."

On ne saurait donc séparer l'écrivain Sirine/Nabokov du joueur d'échecs et surtout du problémiste. Dès 1918 il donne à son cahier de poèmes le titre : Stikhi i Skhemi (Poèmes et schémas). Durant le mois d'avril 1974 (son 75ème anniversaire eut lieu le 23), il composa encore de nombreux problèmes. Mais sa contribution essentielle dans ce domaine est évidemment Poems and problems (qui n'a pas été traduit en français jusqu'à ce jour) et qui est constitué de deux parties : un ensemble de poèmes (39 poèmes en version bilingue russe-anglais, 14 poèmes composés directement en anglais) et une suite de 18 problèmes d'échecs (essentiellement composés au cours des trois années précédentes).



[1] Vladimir Nabokov : Autres rivages. Gallimard 1961, pp. 309-310.

[2] loc.cit. pp. 311-313.

[3] Sur tout ceci, on consultera avec profit le "Que sais-je de François Le Lionnais intitulé Le jeu d'échecs, chap.4, section II (p.92) : Au sommet de lart échiquéen : la composition.

[4] loc.cit. pp. 314-315.

[5] Ce problème a été publié ultérieurement par Lipton, Matthews & Rice : Chess Problems Faber 1963, p.252. On regrettera que la version française d'Autres Rivages corresponde au texte de 1951 et non à celui de 1967 qui comprend des révisions significatives et surtout un avant-propos d'où je tire ce détail bibliographique.

[6] loc. cit. p.314.

[7] Intransigeances: Julliard 1985, pp. 21-22.

[8] Cf. Janet Gezari : Roman et problème chez Nabokov  (Poétique n°17, 1974, p.96).

[9] cf. Brian Boyd : Vladimir Nabokov, the russian years. Princeton University Press 1990, p.203.

[10] cf. Détails d'un coucher de soleil. Julliard 1985 p.217.

[11] cf. Boyd, loc. cit. p.275.

[12] Cette partie, surnommée L'immortelle, est décrite par François Le Lionnais, loc. cit. p.90-91. Le diagramme comporte effectivement deux points d'interrogation.

[13] loc. cit. pp. 321-340.

[14] Vladimir Nabokov, America's Russian Novelist. Marion Boyars 1977, pp.76-83.

[15] Dans son article, Janet Gezari illustre le propos de Nabokov, en commentant un problème (publié dès 1923) qui offre un bon exemple d'analyse rétrograde.

[16] C'est la thèse d'Andrew Field dans Nabokov, his Life in Art. Little, Brown & C° 1967, p.167.

[17] Grasset 1992. Avant-propos de Laure Troubetzkoy et Gilles Barbedette, pp. 11-12.

[18] Selected letters Harcourt, Brace, Jovanovich 1989, p.40.

[19] loc.cit. pp.84-98. Le chapitre, déjà cité en 15, est intitulé "Two games at chess".

[20] Un argument en faveur de ce rapprochement peut être trouvé dans une lettre de V.N. adressée à Katherine White, en 1950 (et reproduite dans Selected letters, p.99). Répondant sans doute à une objection de White relative au problème d'échecs figurant à la fin d'Exile (le futur chapitre XIV d'Autres rivages), il rappelle que le frontispice d'A travers le miroir propose un difficile problème d'échecs.

[21] La thématique échiquéenne de Lolita. L'Arc n° 99, p.37 1967, réédition LE JAS 1985.

[22] loc.cit., p.40.

[23] Bernhard indique les positions et la solution du problème d'Anderssen. Cf. aussi Le Lionnais, loc.cit. p.94.

[24] cf. Nabokov ou la tyrannie de l'auteur. Seuil, 1993, p.392.

 

 

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