Littératures / Critique et analyses

<< retour << accueil <<

Belaval critique de nous autres

Un hommage pas une hagiographie
               Yvon Belaval
               Présentation du Cahier du Centenaire
               Cahier Jean Paulhan n° 3, Gallimard 1984

            Les Digressions sur la rhétorique furent publiées en septembre 1988, c'est-à-dire six mois avant la mort de leur auteur. Pourtant c'est en 1946 que ce texte avait été composé, en écho aux Fleurs de Tarbes de Jean Paulhan. Et Yvon Bêlaval avait également laissé inédite  la Lettre d'un apprenti où le philosophe, "tel qu'en lui-même enfin", nous parle. Il faut lire ce texte de dix-sept pages qui est à la fois un "comment j'ai écrit certains de mes livres" et un "pourquoi je n'en écrivis qu'un seul". Il faut lire cette lettre, et puis la préface à Poèmes d'aujourd'hui, datée du 10 juin 1963 et le Pourquoi Leibniz qui ouvre les Etudes leibniziennes (octobre 1975). Une silhouette s'ébauche ainsi sous nos yeux, une silhouette qui se profile, discrète, et qui, comme celle du Chiendent ou comme le héros du Vol d’Icare, surgit de pages imprimées pour atteindre à l'épaisseur de la vie.
            Raymond Queneau avait tenu à ce qu' Yvon Bêlaval l'un des "invités d'honneur" de l'OuLiPo et c'est ainsi que je le rencontrais pour la première fois. Les deux hommes se connaissaient et s’estimaient. Et si la philosophie de Queneau balança quelque peu entre Platon et Hegel, l'auteur d'Une histoire modèle aurait pu dire, comme Hippolyte : « Après avoir travaillé sur Hegel,  je perçois que le grand homme de notre temps, c’est Leibniz. » On se gardera pourtant - et d'ailleurs La lettre d'un apprenti nous y invite expressément - à faire de Bêlaval "l'homme de Leibniz". Queneau le savait bien, qui pour le volume de l'Encyclopédie de la Pléiade consacrée à l'Histoire des littératures, avait confié à Bêlaval le chapitre du tome III intitulé Au siècle des lumières. Et Bêlaval avait aussi publié, dans le n° XII (1951) des Cahiers de la Pléiade une étude: Petite Kénogonie, étude profonde et drôle à la fois, un modèle de critique rigoureuse, où nul "carré sémiotique" n’est de la partie, où nul "paradigme artificiel" ne biaise et une analyse poussée jusqu’aux détails les plus fins (1).
            Les techniques nouvelles - que Leibniz avait prévues - ne proposent pas seulement l'automatisation du calcul. Car la lecture, aujourd'hui, s'ouvre sur de nouvelles possibilités, une nouvelle combinatoire, une manipulation interactive, érotétique. Aussi lorsque que, pour mettre en œuvre les principes du Conte à votre façon (Raymond Queneau), des Locutions introuvables (Marcel Bénabou), de l'arbre à théâtre (Jean-Pierre Ménard et Paul Fournel) ainsi que le projet de scénario l'ordre dans le crime (entrepris avec Italo Calvino), l'informatique devint un élément essentiel de notre entreprise, Bêlaval fut le premier à nous comprendre et à nous encourager. C’est même avec enthousiasme qu'il accepta de présider la journée Ecrivains, ordinateurs, algorithmes qu'avec Paul f Fournel j'organisai en juin 1977 au centre Georges Pompidou. C'est encore Queneau qu'il nous avait montrés la voie, Queneau l'encyclopédiste, mais aussi le combinatoricien des 100.000.000.000.000de poèmes,ce livre où chacune des dix pages comporte un sonnet dont chaque vers est découpé à l'emporte-pièce et qui constitue ainsi à lui seul un programme de production littéraire : une étape sur le chemin qui va du mécanisme imaginé par Swift (2) à La machine littérature de Calvino.
            D'ailleurs la dernière partie des Etudes leibniziennes - intitulée Calculemus -  témoigne bien de l'intérêt que Belaval portait à cette problématique : Leibniz pour lui - et le XVIIIe siècle - n’était donc pas une fin en soi ni une manie érudite, mais le moyen de se doter, grâce à l'étude rigoureuse d'un corpus, de cet indispensable organum qui doit nous aider, qui nous aide à lire la science comme la poésie, à comprendre un peu de temps que nous vivons, tout comme il nous guide dans notre inquiète de recherche du temps passé

Un passé mort est celui qui ne mérite pas d’être réinventé
            Yvon Belaval
               Pourquoi Leibniz ?
               Etudes leibniziennes Gallimard 1976

            Mettre l'informatique au service de la littérature, ce n'est pas, en effet, trahir une culture pour s’asservir aux clinquants technologiques d'une mode, c'est au contraire redécouvrir Quirinus Kuhlmann et Jean Meschinot, tout comme la lecture de Leibniz  critiqut de Descartes fait retrouver Nicolas de Cuse et Giordano Bruno avec Mersenne et Fontenelle et nous fait reconnaître et comprendre Brouwer, Weyl et Borel. Aller à la recherche de la poésie, c'était déjà

voir se multiplier, du passé au présent, de la Chine à la Haute Egypte, du Japon au Mexique, de l'Inde à l'Afrique noire, les fabuleuses richesses...

qui nous mènent à Max Jacob, à Henri Michaux, à Jean Tardieu, a Raymond Queneau (bien sûr) et nous propose une lecture éclairée des Poèmes d'aujourd'hui. Mais Belaval veut répondre à d'éventuelles censeurs :

On me demandera pourquoi je m'intéresse à la poésie : c'est que je me suis toujours intéressé à elle ; c'est que je trouve en elle, comme dans les mathématiques, un chef-d’œuvre de la raison, qui m'éclaire sur la raison ; c'est qu'elle manifeste pour la liberté.

            Car pour qui a l’âme un peu philosophique, lire un poème s'est déjà soulever un problème et posé la question : « la poésie est-elle connaissance ? » C'est ici que critique littéraire et analyse histologique se rejoignent et que met avaliser : la poésie, pense-t-il, mais de connaissances scientifiques, ni même connaissance rationnelle ; elle n'est pas non plus connaissance d'autrui, ni connaissance discursive. Dirons-nous avec Condillac que l'analyste des poètes comme elles se les mathématicien ? Pour Belaval le privilège de la science vient plutôt

de la nature opératoire d'un langage ou rien n'est laissé au sentiment, où chaque terme, chaque signe doit être univoque, où la quantité d'information et la quantité de communication sont égales.

Mais un langage formel ne peut nous satisfaire puisqu'il n'est pas de Caractéristique qui soient vraiment universelle. Alors, plutôt que de chiffonner et griffonner sans cesse les tigres de papier d'une nouvelle nouvelle-critique surchargée de néologismes-valises et de gravissimes calembours,

on s'adresse aux poètes et aux philosophes les plus anciens. On réveille les profondeurs pas l'imagination de l'étymologie, des préfixes, de la conversion des formules, du grec archaïque. Le retour aux Présocratiques est un retour à la nature.

... mais c'est alors un retour qui se décrit, qui s'écrit, c’est une avancée nouvelle qu'il faut accomplir le chemin du langage, attentif à ses miracles, conscients de ses mirages.

Il est sans doute significatif qu'au moment où une certaine philosophie professionnelle se complète à des hybrides (souvent obscurs, mais qui trouvent apparemment un public aux USA) de littérature et de philosophie, les techniciens de l'Intelligence artificielle, de plus en plus directement confrontés aux problèmes techniques précis de l'analyse du langage naturel, développent les outils d'une véritable épistémologie appliquée. ainsi le XVIIIe siècle ne nous enferme-t-il pas dans une nostalgie. Il assure au contraire l'unité de notre culture et en établit les fondements. On le voit jusque dans les détails d'une discipline comme la mathématique, où les infinitésimaux leibniziens ont tracé une voix qui conduit d’Archimède aux modèles non  standard d'Abraham Robinson. On le voit aussi dans le foisonnement des institutions, des sociétés savantes, dans l'agencement de plus en plus sophistiqués des grandes bibliothèques... et dans la réédition du Corpus des grands auteurs.

Chaque système syntaxique est gros d’une métaphysique latente
Louis Rougier
Le désaccord entre la syntaxe logique et la syntaxe grammaticale dans les langues courantes
La métaphysique et le langage, Flammarion 1960

            L'œuvre entière de Belaval répond, en fin de compte, à la question qu'il s'était à lui-même posé : Pourquoi Leibniz? Car selon lui était en effet ce qui prétend que sont tous les esprits, une concentration, un miroir vivant de l'univers. Au centre d'une constellation dont Michel c'est le analysera l'architecture finement réticulée c'est la rose des ventes nous oriente dans ou Max Black et les philosophes les colas Tahiti qu'anglo-saxonnes avancent à la tant car ce qui doit nous éclairer ici c'est la prise de conscience des contraintes (formel ou non) spécifique des moyens d'expression que les philosophes tout comme les poètes utilisent. En effet :

Rien ne revient avec autant de persistance chez les philosophes classiques que les métaphores provenant de la perception visuelle.

Et si l'on bâtit une philosophie haleine d'une rhétorique ou de telles métaphores sont reines, on choisit - délibérément ou non - une approche, platonicienne autant que cartésienne, qui entraîne évidemment une appréhension statique des concepts et ce n'est qu'avec Leibniz qu'une dynamique pourra s'en dégager, s’y épanouir. À son tour la dynamique, chez Leibniz, débouche sur une analyse du langage et, paradoxalement à la formalisation. Dynamique et formalisation entrent ainsi dans le jeu d'une dialectique Hegel et Husserl s'opposeront et dont Marx cherchera - travail de Sisyphe - une synthèse que bifurcations et catastrophes sans cesse menacent et détruisent.
Il faut donc relire aussi et - côte à côte - Les philosophes et  leur langage et Poèmes d'aujourd'hui en méditant la Lettre d'un apprenti.C'est ainsi que l'on pourra vraiment connaître et apprécié Belaval. Car ce qui se dégage de ces lectures, ce n'est pas seulement un pluralisme philosophique (qui n'est d'ailleurs ni éclectisme distingué ni cynique syncrétisme), mais un véritable pluralisme culturel, un pluralisme des pluralismes : celui du Léon Chwistek de Pluralité des réalités ou celui du Wayne Booth de Critical Understanding.
C'est là, me semble-t-il, la leçon que Belaval nous propose, c'est sans doute le programme que son œuvre dessine pour vous puisque

C'est prolonger la vie des grands hommes, que de poursuivre dignement leurs entreprises.
                                                                       Fontenelle
                                                                                              Eloge de Leibniz


1 qui inspira Calvino dans sa préface à la version italienne de La petite cosmogonie portative. La traduction française de cette préface est parue dans Limon n° 3 (novembre 1988).

2 Et que manœuvrent les étudiants de l’Académie de Lagado (Voyages de Gulliver III, Chapitre V : Le voyage à Laputa.

Littératures / Critique et analyses

<< retour << accueil <<
Paul Braffort © 2009
contact